Au jour le jour, tome 4 : 1989-2000 - Carnets

Presque toutes nos pensées ne sont que diversion qui évite de penser à partir de cela seul qui devrait s'imposer: Je suis là, à cet instant, qui? Entouré de quoi? Je suis là et, très vite, sans que j'y prenne garde je vais me trouver au terme du voyage et je dirai: "Qu'as-tu fait de ta vie, de ces jours révolus?" Et ces questions, je ne parviens à les garder présentes à l'esprit que quelques instants. Elles s'évanouissent bientôt, tels de fugitifs reflets d'une réalité insaisissable. Et je retrouve mes "pensées quotidiennes", ce petit théâtre de marionnettes qui sait si bien me distraire de l'énorme réalité environnante.

Pour une bonne part, nous ne réagissons à ce que nous lisons qu'en fonction de ce que nous avons lu. Il en va de même pour la musique, en fonction de ce que nous avons entendu, en peinture, de ce que nous avons vu. Aussi faut-il distinguer dans l'appréciation d'une œuvre ce qui est dû à la sensibilité propre et ce qui est dû aux limites de la connaissance.

Quand on s'arrête de lire parce que l'on est comblé, qu'il faut laisser au poème le temps de la résonance, que l'on ne peut passer immédiatement au suivant. Ainsi en va-t-il pour ce poème de Philippe Jaccottet ( "Oui, oui, c'est vrai, j'ai vu la mort au travail") quand j'ouvre le livre emporté dans le métro. Ce poème, je l'ai lu déjà (et même relu très certainement). Pourquoi m'émeut-il particulièrement aujourd'hui? Sans doute parce que je ne suis plus tout à fait celui qui le lisait à un autre âge de la vie.

Il y a un moment dans sa vie où l'on a tout ce que la vie peut vous donner, mais on ne le sait pas. On est heureux peut-être, mais on ne le sait pas. Il faut avoir perdu pour savoir.

Nous n'intégrons pas la douleur et la mort à notre façon de concevoir la vie. De ce fait nous vivons une vie fantomatique, dont seules nous éveillent la douleur et la mort, mais pour nous écraser d'emblée car rien ne nous y a préparé- tout nous en détourne.