Plusieurs femmes, venant d'univers parallèles se rencontrent. Elles échangent sur leur quotidien, les différences de traitement que leur imposent les hommes (ou qu'elles leur imposent), leurs ambitions. Avec la participation de la mystérieuse narratrice qui ne peut s'empêcher de donner sans cesse son avis. Une mosaïque de réflexions passionnantes et passionnées.
Commençons par ce qui m'a obligé à abandonner cette
lecture pendant quelques jours avant de la reprendre : ce livre est davantage une mosaïque de scènes, plus ou moins liées entre elles qu'un roman tel que j'en lis habituellement aujourd'hui. Certains éléments de sa structure (passages narrés selon un narrateur différent, sans préciser qui est qui avant plusieurs chapitres, par exemple) m'ont rappelé le Nouveau roman français. Entre autres certaines oeuvres de
Nathalie Sarraute que j'avais adorées dans lesquelles l'autrice met en scène un dialogue entre plusieurs personnages. Et l'on comprend progressivement que ce sont plusieurs voix qui s'élèvent dans son esprit. Dialogue avec elle-même en fait.
Malgré cette hypothèse que j'ai transposée, sans réelle preuve, à
L'Humanité-femme, cette tendance qu'a
Joanna Russ à nous lancer dans le bain sans nous donner aucune explication m'a conduit à lire « en aveugle » certaines pages, ne comprenant pas vraiment qui parlait et de quel endroit. Et, pour une fois, j'ai remercié les concepteurs de la quatrième de couverture (que je ne lis quasiment jamais, mais là j'ai fait une exception salutaire) : ces quelques lignes m'ont donné des clefs me permettant de m'y retrouver un peu, surtout entre les différents personnages (les J… on en parle plus tard) et les lieux / époques.
Il est évident que
Joanna Russ met en scène plusieurs femmes à différentes époques et même en différents lieux (dont l'étrange Lointemps – le nom lui-même est assez explicite). L'occasion pour elle de dresser un tableau de la position de la femme dans la société. Dans la sienne, celle des États-Unis des années 70 : femme objet, qui ne vit que par rapport à l'homme, pour le regard de l'homme. Sans réelle personnalité propre puisque sa place par rapport à ses concitoyens et concitoyennes est déjà prédéfinie : elle devra se marier et s'occuper de son mari. Mettre ses désirs profonds au placard et vivre selon les injonctions sociétales.
Face à ce tableau, on a l'extrême que représente Janet, qui vient de Lointemps. Dans cette société futuriste, plus d'hommes. Je vois déjà quelques personnalités de notre époque s'en étrangler et crier au scandale. D'ailleurs, dans le livre, lors d'une série d'insultes, la traductrice a employé le terme de « féminazie » que je trouve assez moderne. Après quelques rapides recherches, il semblerait qu'il ait été popularisé dans les années 1990, soit après le roman. Cela vaudrait le coup pour quelqu'un qui lit l'anglais mieux que moi de vérifier dans la version originale. Quoiqu'il en soit, ce terme ne dépare pas du tout dans le contexte. Surtout que le débat lancé par
Joanna Russ est encore tout à fait d'actualité. Cinquante ans après. Et j'imagine que tout ne va pas se résoudre rapidement.
D'autres J, comme Joanna, apparaissent dans le roman, mais je vous laisse le plaisir de la découverte.
Comme vous l'aurez compris à la
lecture des lignes qui précèdent,
L'humanité-femme est un récit qui ne se contente pas de raconter une histoire. Il pousse un cri, parfois d'une grande violence, contre le sort fait aux femmes dans les États-Unis des années 70. Et on pourrait élargir ce cadre. Il démontre parfois jusqu'à l'absurde combien certaines conventions sociales sont stupides et dénuées de la moindre justification. Et cela est fait avec brutalité, de façon cru.
Joanna Russ appelle un sexe un sexe, une vulve une vulve. Et elle n'hésite pas à retourner les clichés en les poussant à l'extrême. Comme ce personnage féminin qui possède un homme esclave, créature docile et sans volonté propre, se promenant nu dans la demeure et dont le seul rôle est de satisfaire les besoins de sa propriétaire. Sans aller aussi loin, nombre de scènes sont des cris de révolte totalement compréhensibles. Il est d'ailleurs désolant de se dire que certaines scènes pourraient encore se dérouler aujourd'hui, avec de minimes ajustements. Les préjugés, les habitudes sociales ont la vie dure. Pourtant, n'en déplaise à certains conservateurs obtus, certaines mériteraient largement de disparaître dans les oubliettes les plus profondes.
Rien que le titre a donné lieu, pour sa traduction, à des réflexions et des tâtonnements. L'original, The Female Man, devait-il être retranscrit par
L'autre Moitié de l'homme ? Vraiment pas. Ce fut pourtant le choix à l'époque. La préface de
Stéphanie Nicot est à ce propos et à bien d'autres fort éclairante.
L'Humanité-femme est une
lecture exigeante, difficile par moments. Mais salutaire. Les éditions Mnémos, avec leur collection « Stellaire », font une oeuvre capitale en remettant à notre disposition des textes à la traduction vieillie et pas toujours faciles à trouver. Des textes qui permettent de mettre en perspective nos réflexions et notre regard sur le monde qui nous entoure. Un voyage temporel à moindre frais sacrément bienvenu.
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