Au bout d’un moment, le monde finit par se réduire à la boîte dans laquelle on vit, au point que rien de qui y est extérieur n’a d’importance et que si la boîte vient à être détruite, on préfère disparaître avec elle plutôt que se hasarder au-dehors.
Peut-être était-ce pour ça que les capitaines coulaient avec leur navire. La mort était plus attrayante que l’inconnu. Car au moins, elle apportait la paix au lieu d’un étrange sentiment d’égarement total, à la fois intime et généralisé.
Il descend de voiture et traverse la rue. Il tire la porte et pénètre dans la librairie climatisée, tapissée d’étagères et parsemée de piles de livres. Les relents de vieux bouquin – colle et encre bon marché – qui emplissent l’atmosphère lui rappellent son adolescence passée dans les bibliothèques, à fuir les gros bras pendant les vacances d’été, à fuir la vie dans des histoires de flics ripoux et de tueries absurdes. À sa gauche, il l’avise derrière la caisse – son père. C’est comme s’il se regardait dans un miroir maudit. Voilà à quoi il ressemblera dans trente-cinq ans.
I. Mue
Présent. Chapitre 3
Il but une autre gorgée de bière et fixa le mur, sur lequel il revit, comme projeté, son propre passé, son premier et plus ancien souvenir.
Il est assis dans un lit à barreaux en bois, vêtu d’un simple lange. L’une des épingles de sûreté s’est défaite et lui pique la jambe. Il pleure, il appelle sa mère pour qu’elle le soulage, qu’elle le serre contre elle. Mais elle n’en fait rien. Au lieu de ça, elle se dépêche de remplir une valise. Un homme qui n’est pas le papa d’Andrew l’aide, lui parle, mais Andrew ne comprend presque rien à ses paroles. Tout ce qu’il saisit, c’est que quelque chose ne va pas. L’homme a l’air effrayé et sa mère aussi. Andrew le sent, même sans comprendre ce qu’ils disent. Puis son papa apparaît dans l’embrasure de la porte. Il reste planté là un bon moment. Andrew pleure, pleure – pourquoi maman ne le serre-t-elle pas contre elle ? Enfin, papa tend le bras et dans sa main il a un gros objet bizarre, noir et en métal. Un grand “pan” retentit. Il provient de l’objet que tient papa, et sa main se relève d’un coup. L’homme qui n’est pas papa tombe par terre. Maman crie. Elle crie très fort. Peut-être que le bruit lui a fait peur, Andrew ne sait pas, en tout cas, il lui a fait peur à lui, et les cris de maman, affolés, incontrôlés, lui font peur aussi, le font pleurer encore plus fort. Puis une autre détonation et maman arrête de crier. Elle tombe par terre. Papa verse quelque chose sur la moquette. Ça sent mauvais et ça gêne Andrew pour respirer. Les vapeurs lui piquent le nez. Ses yeux coulent. Papa sort à reculons de la chambre. Quelques instants plus tard, les flammes entrent. Elles se ruent par la porte, courent sur la moquette. Brûlantes et terribles, elles encerclent Andrew. Il n’a jamais ressenti une chaleur pareille, jamais eu aussi peur. Pourquoi maman ne se lève-t-elle pas ? Pourquoi ne vient-elle pas vers lui ? Pourquoi ne le serre-t-elle pas contre elle pour l’emmener ner loin de là ? Ce n’est pas le moment de dormir. Il pleure pour l’appeler, il pleure de toutes ses forces, il agite ses petits poings, mais elle ne bouge pas. Puis papa revient. Il s’avance à travers le feu et la fumée, serre Andrew contre lui. Il l’emporte au milieu des flammes, de la suie et de la puanteur de choses qui brûlent alors qu’elles ne sont pas faites pour ça. Il l’emporte hors de la maison, dans la lumière, l’air pur et la chaleur du jour. Le ciel est très bleu. Une brise d’été tiède souffle sur la peau d’Andrew.
C’était là que s’achevait son souvenir – le seul qu’il avait de son père – sous le soleil qui brillait. Puis sur l’écran de sa mémoire, le noir se faisait et la lumière ne revenait pas avant ses trois ou quatre ans, alors qu’il vivait déjà chez ses grands-parents, parce que sa mère était morte et son père sans doute aussi – du moins, disparu.
I. Mue
Présent. Chapitre 1
Il avait réussi à éviter pendant vingt-six ans qu’on le démasque. Il avait vécu une vie ordinaire dans une ville où personne ne savait qui il avait été. La plupart des habitants ne se souvenaient pas d’une époque antérieure à son arrivée. Tel un bâtiment historique, il était là depuis toujours et par conséquent, il faisait partie du décor. Quand un objet demeure assez longtemps au même endroit, on cesse de le voir. C’est ce qui sort de l’ordinaire qu’on remarque : une nouvelle moustache, une nouvelle paire de lunettes.
Mais quelque chose avait changé ça, attiré l’attention sur lui, et il n’y était pour rien. Il ignorait quoi, mais ça ne lui plaisait pas. (...)
Il était censé être l’équivalent d’un vieux soulier oublié au fond du placard, qu’on ne porte jamais, qu’on ne perçoit même plus. L’équivalent d’une petite bicoque délabrée de Germantown, tombant en ruine dans l’anonymat, devant laquelle on passait tous les jours sans la remarquer.
Il était censé être invisible.
I. Mue
Présent. Chapitre 2
Après tout, les ennuis ne disparaissent jamais ; il est uniquement possible de les reporter – soit dans le temps, soit sur autrui.
Payot - Marque Page - Ryan David Jahn - La tendresse de l'assassin