Sand à Flaubert
Nohant, 10 février 1863
Mes portraits sont rares, bien qu'on en vende de toutes sortes qui ne sont pas faits d'après moi. Je n'ai ici que de mauvaises épreuves. Quand j'irai à Paris je choisirai moi-même et je vous enverrai ce qu'il y aura de présentable, et merci de l'accueil que vous voulez faire à ma figure insignifiante en elle-même, comme vous savez bien. Ce qu'il y a de meilleur est dans la tête, pour comprendre et dans le cœur pour apprécier.
G. Sand.
À GEORGE SAND.
[Croisset, fin mai 1870.]
Non, chère maître ! Je ne suis pas malade, mais j’ai été occupé par mon déménagement de Paris et par ma réinstallation à Croisset. Puis ma mère a été fortement indisposée — elle va bien maintenant ; puis j’ai eu à débrouiller le reste des papiers de mon pauvre Bouilhet, dont j’ai commencé la notice. J’ai écrit cette semaine près de six pages, ce qui pour moi est bien beau ; ce travail m’est très pénible de toute façon. Le difficile, c’est de savoir quoi ne pas dire. Je me soulagerai un peu en dégoisant deux ou trois opinions dogmatiques sur l’art d’écrire. Ce sera l’occasion d’exprimer ce que je pense : chose douce et dont je me suis toujours privé.
Vous me dites des choses bien belles et bien bonnes aussi pour me redonner du courage. Je n’en ai guère, mais je fais comme si j’en avais, ce qui revient peut-être au même.
Je ne sens plus le besoin d’écrire, parce que j’écrivais spécialement pour un seul être qui n’est plus. Voilà le vrai ! et cependant je continuerai à écrire. Mais le goût n’y est plus, l’entraînement est parti. Il y a si peu de gens qui aiment ce que j’aime, qui s’inquiètent de ce qui me préoccupe ! Connaissez-vous dans ce Paris, qui est si grand, une seule maison où l’on parle de littérature ? Et quand elle se trouve abordée incidemment, c’est toujours par ses côtés subalternes et extérieurs, la question de succès, de moralité, d’utilité, d’à-propos, etc. Il me semble que je deviens un fossile, un être sans rapport avec la création environnante.
Je ne demanderais pas mieux que de me rejeter sur une affection nouvelle. Mais comment ? Presque tous mes vieux amis sont mariés, officiels, pensent à leur petit commerce tout le long de l’année, à la chasse pendant les vacances et au whist après leur dîner. Je n’en connais pas un seul qui soit capable de passer avec moi un après-midi à lire un poète. Ils ont leurs affaires ; moi, je n’ai pas d’affaires ! Notez que je suis dans la même position sociale où je me trouvais à dix-huit ans. Ma nièce, que j’aime comme ma fille, n’habite pas avec moi, et ma pauvre bonne femme de mère devient si vieille que toute conversation (en dehors de sa santé) est impossible avec elle. Tout cela fait une existence peu folichonne.
Quant aux dames, « ma petite localité » n’en fournit pas, et puis, quand même ! Je n’ai jamais pu emboîter Vénus avec Apollon. C’est l’un ou l’autre, étant un homme d’excès, un monsieur tout entier à ce qu’il pratique.
Je me répète le mot de Goethe : « Par delà les tombes, en avant ! » et j’espère m’habituer à mon vide, mais rien de plus.
Plus je vous connais, vous, plus je vous admire ; comme vous êtes forte !
Mais vous êtes trop bonne d’avoir écrit derechef à l’enfant d’Israël. Qu’il garde son or !! Ce gaillard-là ne se doute pas de sa beauté. Il se croyait peut-être généreux en me proposant de me prêter de l’argent sans intérêt, mais à condition que je me lierais par un nouveau traité. Je ne lui en veux pas du tout, car il ne m’a pas blessé ; il n’a pas trouvé le joint sensible.
À part un peu de Spinoza et de Plutarque, je n’ai rien lu depuis mon retour, étant tout occupé par mon travail présent. C’est une besogne qui me mènera jusqu’à la fin juillet. J’ai hâte d’en être quitte pour me relancer dans les extravagances du bon Saint Antoine, mais j’ai peur de n’être pas assez monté.
C’est une belle histoire, n’est-ce pas, que celle de Mademoiselle d’Hauterive[1] ? Ce suicide d’amoureux pour fuir la misère doit inspirer de belles phrases morales à Prud’homme. Moi, je le comprends. Ce n’est pas américain ce qu’ils ont fait, mais comme c’est latin et antique ! Ils n’étaient pas forts, mais peut-être très délicats.
Fille du Bibliothécaire de Sainte-Geneviève, Mlle Borel d’Hauterive habitait Nice, dans la même maison qu’un jeune homme, nommé Morpain. Une intrigue s’était nouée entre eux ; mais ils étaient pauvres, et la vie commune devint impossible. Le dimanche 15 mai 1870, des paysans trouvèrent, aux environs de la vallée de la Mantegat, Mlle d’Hauterive grièvement blessée. Elle raconta que son ami et elle, à bout de ressources, s’étaient d’accord suicidés ; que le cadavre de Morpain gisait un peu plus loin, qu’elle-même, souffrant beaucoup, s’était traînée. Elle expira peu après. La version du double suicide fut généralement admise. Toutefois le journal les Alpes Maritimes, relatant le fait divers, à quelques jours de là, émit l’hypothèse d’un crime. Ce fait divers, qui fut un gros scandale, est resté assez mystérieux.
George Sand à Flaubert
L'art n'est pas seulement de la peinture. La vraie peinture est, d'ailleurs, pleine de l'âme qui pousse la brosse. L'art n'est pas seulement de la critique et de la satire. Critique et satire ne peignent qu'une face du vrai. Je veux voir l'homme tel qu'il est. Il n'est pas bon ou mauvais. Il est bon et mauvais. Mais il est quelque chose encore, la nuance, la nuance qui est pour moi le but de l'art. Etant bon et mauvais, il a une force intérieure qui le conduit à être très mauvais et peu bon, ou très bon et peu mauvais.
Flaubert à George Sand
Non, chère maître, vous n’êtes pas près de votre fin. Tant pis pour vous, peut-être. Mais vous vivrez vieille et très vieille, comme vivent les géants, puisque vous êtes de cette race-là ; seulement, il faut se reposer. Une chose m’étonne, c’est que vous ne soyez pas morte vingt fois, ayant tant pensé, tant écrit, et tant souffert. Allez donc un peu, comme vous en aviez tant envie, au bord de la Méditerranée. L’azur détend et retrempe. Il y a des pays de jouvence, comme la baie de Naples. En de certains moments, ils rendent peut-être plus triste ? Je n’en sais rien.
La vie n’est pas facile ! Quelle affaire compliquée et dispendieuse !
À GEORGE SAND.
[Paris, après le 10 et avant le 14 mars 1876].
Non ! Je ne méprise pas Sedaine, parce que je ne méprise pas ce que je ne comprends point. Il en est de lui, pour moi, comme de Pindare et de Milton, lesquels me sont absolument fermés. Pourtant je sens bien que le citoyen Sedaine n’est pas absolument de leur taille.
Le public de mardi dernier partageait mon erreur, et Victorine, indépendamment de sa valeur réelle, y a gagné par le contraste. Mme Viardot, qui a le goût naturellement grand, me disait hier en parlant de vous : « Comment a-t-elle pu faire l’un avec l’autre ? » C’est également mon avis.
Vous m’attristez un peu, chère maître, en m’attribuant des opinions esthétiques qui ne sont pas les miennes. Je crois que l’arrondissement de la phrase n’est rien, mais que bien écrire est tout, parce que « bien écrire c’est à la fois bien sentir, bien penser et bien dire » (Buffon). Le dernier terme est donc dépendant des deux autres, puisqu’il faut sentir fortement afin de penser, et penser pour exprimer.
Tous les bourgeois peuvent avoir beaucoup de cœur et de délicatesse, être pleins des meilleurs sentiments et des plus grandes vertus, sans devenir pour cela des artistes. Enfin, je crois la forme et le fond deux subtilités, deux entités qui n’existent jamais l’une sans l’autre.
Ce souci de la beauté extérieure que vous me reprochez est pour moi une méthode. Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le faux. À force de chercher, je trouve l’expression juste, qui était la seule et qui est, en même temps, l’harmonieuse. Le mot ne manque jamais quand on possède l’idée.
Notez (pour en revenir au bon Sedaine) que je partage toutes ses opinions et j’approuve ses tendances. Au point de vue archéologique c’est curieux, et au point de vue humanitaire très louable, je vous l’accorde. Mais aujourd’hui qu’est-ce que ça nous fait ? Est-ce de l’Art éternel ? Je vous le demande.
Des écrivains de son temps ont également formulé des principes utiles, mais d’un style impérissable, d’une manière à la fois plus concrète et plus générale.
Bref, la persistance de la Comédie-Française à nous exhiber ça comme « un chef-d’œuvre » m’avait tellement exaspéré que, rentré chez moi (pour me faire passer le goût de ce laitage), j’ai lu avant de me coucher la Médée d’Euripide, n’ayant pas d’autre classique sous la main ; et l’aurore surprit Cruchard dans cette occupation.
J’ai écrit à Zola pour qu’il vous envoie son bouquin. Je dirai aussi à Daudet de vous envoyer son Jack, étant bien curieux d’avoir votre opinion sur ces deux livres, qui sont très différents de facture et de tempérament, mais bien remarquables l’un et l’autre.
La venette que les élections ont causée aux bourgeois a été divertissante.
*INTRODUCTION* :
_« […] il m'accompagne, il est sur ma table, dans mon sac de voyage, je l'ouvre souvent, et une phrase, un mot suffit à faire apparaître la grande silhouette aimée de mon oncle ; je revois un de ses gestes habituels, une expression oubliée, j'entends sa voix comme s'il vivait encore…_
_Haine de la bassesse, admiration du beau, large compas ouvert sur toute chose, amour suprême de la forme, religion de l'art, course inlassable vers l'idéal, telle a été la vie de Gustave Flaubert [1821-1880] […] »_ (Caroline Franklin-Grout.)
*CHAPITRES* :
0:02 — _1re pensée ;_
0:10 — *Introduction ;*
0:35 — _2e pensée ;_
0:46 — _3e pensée ;_
1:03 — _4e pensée ;_
1:23 — _5e pensée ;_
1:37 — _6e pensée ;_
1:56 — _7e pensée ;_
2:08 — _8e pensée ;_
2:28 — _9e pensée ;_
3:07 — _10e pensée ;_
3:25 — _11e pensée ;_
3:40 — _12e pensée ;_
4:02 — _13e pensée ;_
4:15 — _14e pensée ;_
4:31 — _15e pensée ;_
4:45 — _16e pensée ;_
5:06 — _17e pensée ;_
5:21 — _18e pensée ;_
5:38 — _19e pensée ;_
6:04 — _20e pensée ;_
6:14 — _21e pensée ;_
6:36 — _22e pensée ;_
7:01 — *Générique.*
*RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE* :
_Pensées de Gustave Flaubert,_ recueillies par Caroline Franklin-Grout, Paris, Louis Conard, 1915, 106 p.
*IMAGE D'ILLUSTRATION* :
https://www.meisterdrucke.us/fine-art-prints/Unknown-artist/927459/Portrait-of-Gustave-Flaubert-%281821---1880%29.html
*BANDE SONORE ORIGINALE* : Scott Buckley — Machina
Machina by Scott Buckley is licensed under an Attribution 4.0 International (CC BY 4.0).
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*LIVRES DU VEILLEUR DES LIVRES* :
_CE MONDE SIMIEN_ :
https://youtu.be/REZ802zpqow
*VERSION PAPIER* _(Broché)_ : https://www.amazon.fr/dp/B0C6NCL9YH
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_VOYAGE À PLOUTOPIE_ :
https://youtu.be/uUy7rRMyrHg
*VERSION PAPIER* _(Broché)_ : https://www.amazon.fr/dp/B0CB2FTQWF/
*VERSION NUMÉRIQUE* _(.pdf)_ : https://payhip.com/b/jZ7Ro
*SOUTENIR* « LE VEILLEUR DES LIVRES » :
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*CONTENU SUGGÉRÉ* :
https://youtu.be/djl6uW5zvwQ
https://youtu.be/uOxWFdHwzzU
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https://youtu.be/554XmLUXydU
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https://youtu.be/xL9qk3uKRhM
https://youtu.be/BOM8hwUK8cA
https://youtu.be/NM9okrNZQxc
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https://youtu.be/BwCXBwNkKcI
https://youtu.be/R-usjRvs4eo
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