Une pièce de
Wole Soyinka de 1964 qui n'a plus pour sujet, comme dans
Les Gens des marais, l'opposition entre modernité et traditions (alors toutes deux conspuées par Soyinka), mais uniquement la dénonciation de traditions ancestrales cruelles et absurdes.
Le décor prend place dans un village yoruba du Nigéria entouré par la brousse, où Eman, un jeune homme, vit depuis moins d'un an - on le comprend parce qu'on est à la veille du Nouvel An, et qu'il n'a jamais encore assisté aux célébrations de cet événement traditionnel. Il enseigne aux enfants dans un bâtiment qui sert à la fois d'école et de dispensaire, dispensaire où une jeune femme, Sunma, essaie tant bien que mal d'être utile aux villageois, tout comme Eman avec l'école. Sunma, elle, est originaire du village, et obsédée par l'idée de le quitter, en particulier en cette soirée de festivités. Mais elle se heurte à Eman, qui refuse de s'éloigner du village avec elle, ne serait-ce que pour une nuit. Elle l'incite à ne pas sortir, à ne pas se mêler aux autres, sans succès, mais éveillant une certaine curiosité de la part d'Eman. Sunma manifeste une nervosité inhabituelle, qui va grandissant. Il s'avère que l'indulgence d'Eman pour les villageois l'insupporte, parce qu'elle les considère comme emplis d'une méchanceté irrémédiable.
Je n'irai pas plus loin dans l'histoire de cette nuit d'un village hanté par des traditions qui ont corrompu tous ses habitants, ou presque. Il faut lire le texte pour ressentir la montée en puissance de la tension, et du mal qui est au coeur du village. Il s'agit tout simplement de dénoncer ici la pratique qui consiste à choisir un bouc émissaire, bien connue dans la culture grecque et dans la culture chrétienne. le bouc émissaire, ici, c'est le "porteur", voué à prendre sur lui tous les péchés des habitants du village et à en être chassé, assurant ainsi la bénédiction des dieux pour l'année à venir. Et pour bien faire, on choisit uniquement des étrangers, pour la plupart des enfants et adolescents considérés comme attardés, qu'on laisse traîner au village jusqu'à ce que le Nouvel An pointe le bout de son nez. Comme c'est pratique !
Soyinka a choisi d'utiliser en parallèle les scènes de la veille du Nouvel An et d'autres scènes issues de la mémoire d'Eman, qui font ressortir la continuité des traditions, mais aussi l'impossibilité d'échapper à ces mêmes traditions. Eman, en quittant son propre village, aura tenté vainement par deux fois de se débarrasser de croyances qui le dégoûtent. le procédé des scènes de retour dans le passé avait notamment déjà été utilisé par
Arthur Miller dans
Mort d'un commis voyageur ; Soyinka se l'approprie différemment, mais tout aussi remarquablement.
Le nombre de personnages, assez resserré, permet d'attribuer à chacun un rôle très marqué : l'idiot du village choisi depuis longtemps comme futur porteur, la jeune femme rebelle à la culture de son village mais qui n'a pas su, jusqu'à présent, le quitter ou faire changer ses habitants, l'étranger qui ne connaît déjà que trop les traditions ancestrales et finira par se dresser contre les villageois, le meneur qui perpétue les traditions sans se poser de questions, le prêtre qui cherche également à préserver les traditions mais qui commence à être habité par une forme de doute. Et, à la fin, les villageois... et c'est avec eux que, peut-être, la donne change alors : appelons cela "Un nouvel espoir", c'est tout à fait de circonstance (et, oui, j'utilise beaucoup de références à Star Wars dans mes critiques, malgré le fait que.. passons, passons !)
La pièce est construite comme une tragédie, et c'est clairement une tragédie. Mais n'allez surtout pas penser à Racine ! de la malédiction familiale, ce fameux "sang fort" revendiqué par le père d'Eman, au sacrifice final, la composition est encore une fois d'une efficacité redoutable. Une pièce dense, violente, qui laisse difficilement indifférent. Il m'a fallu un peu de temps pour écrire cette critique et prendre du recul face à cette expérience très forte.
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