Un cataclysme subtil orchestré de main de maître par un
Norman Spinrad au sommet de sa forme.
Publié en novembre 2012, « le temps du rêve » est le troisième ouvrage de
Norman Spinrad, après «
Il est parmi nous » et «
Oussama », à être paru D'ABORD en français, avant de trouver, le cas échéant, son éditeur américain. Une situation rare, qui mérite au passage un hommage à l'audace de l'éditrice de Fayard, Lilas Seewald, en la matière.
De quoi réjouir en tout cas le lecteur français, car l'auteur nous livre ici son meilleur titre depuis très longtemps, associant l'intelligence pénétrante qui est souvent sa marque de fabrique, comme dans «
Il est parmi nous » (2009), «
Bleue comme une orange » (1999) ou encore «
le printemps russe » (1991), pour n'évoquer que des romans écrits ces vingt dernières années – mais développant de surcroît ici une densité d'écriture, une maîtrise précise et concise de la langue qui renvoie cette fois à des textes plus anciens tels «
Rock Machine » (1987) voire son mythique «
Jack Barron et l'éternité » (1969).
Racontée entièrement à la deuxième personne, dans un choc narratif qui n'a rien de gratuit, l'expérience que vous allez vivre est celle de la Dreammaster 301, la première machine à rêver opérationnelle, qui vous permet – enfin ! – de vivre des rêves choisis et performants, plutôt que d'être livré aux aléas de votre inconscient individuel…
Sans aucune explication dissertative (car l'un des grands charmes de ce roman est son caractère direct, brut : l'intégralité de l'effort d'interprétation et de mise en perspective y repose sur le lecteur, abandonné, seul, face à sa bénéfique machine – si l'on excepte l'assistance automatique intégrée au logiciel...), la procédure même du rêve immersif rappellera bien entendu certains thèmes dickiens parmi les plus durs, de l'infiltration / pollution irrépressible du « Dieu venu du Centaure » au partage pour le moins risqué de «
Au bout du labyrinthe » (qui se trouve être aussi l'un de mes romans préférés de
Philip K. Dick).
Deux interrogations majeures parcourent – me semble-t-il - tout le texte, comme un filigrane plus ou moins apparent selon les moments. Une première question est flagrante, sur le pouvoir de l'énergie marchande, quasi désespérée, se lançant à la conquête de nouveaux (derniers ?) espaces imaginables pour l' « entertainment » commercialisable. Une deuxième question est plus insidieuse, et d'une certaine manière beaucoup plus dérangeante, celle de la force des archétypes collectifs contemporains qui forment la « pop culture », imprégnant tout un chacun de cet « inconscient post-moderne », si bien analysé par
Fredric Jameson, si magnifiquement malaxé par les auteurs magiques que peuvent être
Rodrigo Fresan,
Tommaso Pincio,
Claro,
Arkady Knight,
Jean-Marc Agrati, ou bien sûr,
Thomas Pynchon. Force ludique le plus souvent, critique parfois, mais dont l'aspect délétère méritait d'être… plus amplement testé !
Voici donc un cataclysme subtil orchestré de main de maître par un
Norman Spinrad au sommet de sa forme, à 72 ans, et finement traduit par feu
Roland C. Wagner et par
Sylvie Denis.