Phénix - Édition prestige, tome 1

Titre emblématique de la production de Tezuka qu'il a écrit et complété pendant plus de 30 ans avant de le laisser inachevé, il fut un peu une arlésienne chez nous en étant très souvent repoussé par l'éditeur, mais le voilà enfin !

Phénix est une oeuvre un peu à part chez le maître. Composée de 16 tomes dans sa version d'origine, compactés en 5 intégrales ici, cette oeuvre alterne entre chapitres se passant dans le passé et chapitres se passant dans le futur, le tout pour former une vaste fresque philosophique autour de la figure fantastique du Phénix. Delcourt-Tonkam nous en offre une édition à la hauteur du mythe.

J'ai d'abord énormément aimé l'appareil critique qui entoure l'oeuvre ici et je ne regrette pas d'avoir tant attendu pour l'avoir entre les mains. J'espère juste que la suite aura une parution plus régulière, mais l'éditeur a très bien fait les choses. Il ouvre le tome par une préface signée Xavier Hébert qui recontextualise parfaitement l'oeuvre et permet de s'y introduire plus facilement, car sinon le début peut être un peu aride voire étrange. Puis le tome se referme sur un ensemble de textes et d'extraits analysant et expliquant les deux premiers chapitres de l'oeuvre que nous avons eu entre les mains, ce qui est éclairant ! Sans parler des frontispices en bichromie qui sont superbes. J'avais rarement vu ça.

Pour autant, cette histoire ne fut pas un coup de coeur comme le furent MW ou Kirihito, des titres postérieurs dans lequel l'auteur s'adresse plus directement à un public plus mature. Ici, il est dans un entre-deux, une transition entre sa production passée surtout à destination d'un jeune public et sa production future qu'il souhaiterait plus mature pour coller à la mouvance "gekiga" qui est en train de naître. La narration est donc assez expérimentale. On y retrouve des traits du Tezuka fan d'aventure à la mode Île au trésor, partant d'un fait anodin pour nous emmener tellement plus loin, mais également des traits qui deviendront sa marque de fabrique plus tard avec ses expérimentations graphiques visant à sortir du cadre, ce qui cherchait aussi Yoshihiro Tatsumi, l'un des créateurs du "gekiga" (cf Une vie dans les marges), ainsi qu'un texte à la forte portée philosophique.

Cependant pour nous conter tout cela, nous sommes face à un texte fourmillant et si j'en ai aimé les thématiques et le génie graphique, j'ai eu plus de mal avec sa narration décousue. Dans cette première intégrale, l'éditeur regroupe deux tomes de sa vaste fresque, chacun contant une histoire indépendante dans une temporalité très différente, mais avec une narration identique nous faisant partir d'un événement T pour nous amener de manière assez floue et folle à un événement Y qui était assez imprévisible au départ. On retrouve aussi cela dans Bouddha, autre titre à portée philosophique de l'auteur, et là aussi ça m'avait gênée d'avoir une histoire partant à ce point dans tous les sens et semblant accoler tout plein d'histoires.

Pour autant, lire Phénix m'a procuré un grand plaisir tant j'y ai vu les emprunts que les auteurs lui feraient ensuite. Il y a une planche ressemblant à l'Eclipse de Berserk, une histoire de fourmis qu'on retrouve dans Une sacrée mamie, et également quelques obsessions et gimmick de l'auteur, comme ce lapin qu'il aime bien sacrifier. C'est un vrai bonheur aussi de voir tous les essais graphiques et narratifs qu'il tente, des héros cassant littéralement les cadres, des cases méta où il se dessine lui-même, des emprunts aux cartoons de Disney et autres, en passant par ces planches où sur chaque ligne, il y a 2-3 cases qui se répètent sur plusieurs lignes avec juste quelques modifications chez les personnages. Amatrices de narrations graphiques, je me suis régalée ici et je continue à trouver l'auteur bien moins timides que les auteurs actuels, qui n'osent plus grand-chose par rapport à lui de ce côté-là.

Les références culturelles et les messages philosophiques de l'auteur m'ont également beaucoup plu même s'ils étaient parfois ardu à saisir. Je pense, par exemple pour le premier tome, qu'il faut avoir une bonne connaissance de l'histoire et du folklore japonais pour pleinement apprécier cette histoire se déroulant dans les premiers temps d'un Empire japonais en guerre contre sa voisine la Chine. Il y a des références à Amaterasu et Susanoo, des divinités japonaises, mais aussi à des impératrices japonaises des VII-VIIIe siècles ainsi qu'aux relations entre le Japon, la Chine et la Corée, ou encore à la politique intérieure japonaise d'alors faite de petites guéguerre entre clans. Je pense, faute de connaissances, être passée à côté de pas mal de choses. Pour ce qui est de la philosophie, on est sur un discours pacifiste, anti-nucléaire, critique vis-à-vis d'une certaine science, assez pertinente et des interrogations sur l'humanité, son rapport à la Terre, à l'autre, à elle-même, à sa descendance que j'aime retrouver.

Si le premier chapitre de l'histoire (ou premier tome dans l'édition d'origine) est très axé sur le passé du Japon avec un jeune héros d'un clan primitif qui part à la recherche du Phénix de la montagne pour obtenir l'immortalité, le deuxième chapitre (ou deuxième tome), lui se passe dans un futur où l'homme a ravagé la Terre. Autant le premier est rempli d'aventures et de rebondissements nous emmenant partout, nous faisant partir et revenir sans cesse, autant le deuxième est plus statique, rappelant un peu Silo de Hugh Howey et autres récits d'anticipation où la Terre a mal tourné à cause de l'homme et où il reste peu de survivant. Tout tourne autour de 4-5 personnages et de la question de la pérennité de la race humaine ainsi que de la question de l'humanité et des expériences scientifiques. On est dans la plus pure tradition de la SF philosophique et j'ai beaucoup aimé malgré un grand classicisme, tandis que la première histoire me rappelant un peu Bouddha m'a moins emportée. J'avais déjà vécu cela en quelque sorte.

Phénix, oeuvre phare et inachevée, un peu expérimentale et de transition, de l'auteur s'annonce dès cette première intégrale une oeuvre à forte ambition. Si à la lecture de ce premier tome, je n'ai pas ressenti un aussi grand plaisir de lecture que sur d'autres de ses titres à cause d'une narration qui part un peu trop dans tous les sens, j'ai adoré analyser et décortiquer celle-ci au fur et à mesure, cherchant à voir où il commençait à changer, où il allait se faire emprunter des choses par les autres mangakas et quelques références il insufflait dans son texte. Ce fut donc plus une lecture pour ma culture personnelle et ma curiosité d'amatrice de l'Histoire du manga, qu'un pur plaisir de lectrice tout court, mais quelle richesse, quelle expérience !
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