La conviction de départ de Hervé Le Bras et Emmanuel Todd est que « la nation française n’est pas un peuple mais cent ». Pour démontrer cette diversité culturelle française, ils s’attachent à cartographier ce qu’on ne fait généralement que comptabiliser et/ou historiciser. Plusieurs exemples sont possibles : le suicide, on ne se tue pas de la même façon et avec la même fréquence à Brest qu’à Toulouse ; le mariage, on ne se marie pas au même âge et avec le même écart d’âge entre époux à Metz ou à Rodez ; la folie, on n’est pas aussi fréquemment classé comme fou à Nantes qu’à Strasbourg. Et ce phénomène est vrai même si on remonte dans le temps : au 16e siècle on n’a pas du tout brûlé des sorcières partout avec la même intensité.
Autre chose : depuis la création de la 3e République, le découpage des régions entre droite et gauche aux élections est relativement stable. Si un affrontement équilibré peut se jouer à l’Assemblée, ce n’est pas le cas dans les régions. Certaines semblent presque naturellement à gauche quand d’autres ont toujours voté à droite. Les retournements de vote régionaux sont finalement assez rares.
Comment expliquer tous ces faits sinon par la prégnance de traits culturels hérités d’une histoire différente selon les régions de France ?
Une fois ce premier point admis, il s’agit d’identifier les grands groupes culturels qui se partagent la France. Comment faire ? Comment reconnaître un peuple ? Fidèle à une approche anthropologique, Le Bras et Todd plaident pour l’étude des systèmes de parenté.
De fait une telle approche semble confirmer largement leur thèse. Je m’explique : s’il est possible d’identifier pour la majorité des pays d’Europe un type de famille bien particulier, ce n’est pas le cas pour la France. La famille allemande traditionnelle est une famille de type « famille-souche » (enfants, parents et grands-parents vivant souvent sous le même toit). En Angleterre on a plutôt une famille nucléaire (parents et enfants jusqu’à que ceux-ci se marient), et ce aussi loin que l’on regarde dans le temps. En Italie, plus encore qu’en Allemagne, la famille est large et construite autour des hommes (au couple-noyau peuvent s’ajouter des frères mariés ou non, des soeurs célibataires, des oncles, etc). En France, impossible d’identifier un tel modèle-type. En fait les auteurs nous montrent que si on procède à une analyse statistique il y a autant de différence entre une famille anglaise et une famille russe qu’entre une famille du Languedoc et une famille alsacienne.
(Attention : le bouquin date de 1981. Les auteurs se basent sur plusieurs études démographiques dont la dernière date de 1975. Jusqu’à cette date on peut trouver ces différences fortes entre régions. Il semble qu’après la France s’homogénéise – au moins en ce qui concerne le type de famille dominant – vers le modèle de la famille nucléaire, en bonne partie parce que les différentes mondes paysans disparaissent.)
Le Bras et Todd affirment qu’en schématisant on peut proposer une répartition des structures familiales françaises en trois classes. 1) Régions de structures nucléaires où les parents cohabitent avec leurs enfants tant que ceux-ci ne sont pas mariés, on retrouve dans ces régions un âge au mariage précoce et un taux de célibat assez faible. 2) Régions de structures complexes à mariage peu contrôlé où on a en gros un modèle de famille communautaire où les individus vivent en groupes élargis tout en conservant une certaine indépendance. 3) Régions de structures complexes à mariage contrôlé où le modèle est assez patriarcal : un chef de famille homme qui règne sur sa tribu, avec un fort taux de célibat et un âge au mariage assez élevé.
Leur répartition selon les régions s’organise ainsi :
Nucléaire : Normandie, Ouest intérieur (Anjou, Mayenne), Champagne, Lorraine, Orléanais; Bourgogne; Franche-Comté
Communautaire : Sud Ouest, Provence, Nord
Patriarcal : Bretagne, Pays Basque, Sud du Massif Central (Aveyron, Lozère), Savoie, Alsace
Pour mieux cerner ces systèmes de parenté, les auteurs s’intéressent également au rapport hommes/femmes. Pour cela ils regardent les écarts d’âge entre maris et femmes, le taux de divorce, le pourcentage d’enfants nés hors-mariage, si la femme est inscrite au recensement comme productrice/travailleuse ou non.
Cette fois il est impossible d’identifier des groupes aux frontières assez nettes. On voit par contre se dessiner trois pôles, avec certains traits régionaux très forts, qui n’empêchent pas de vastes zones plus floues où les modèles se chevauchent. Ces trois pôles correspondent aux trois grands ensembles qu’avaient cru identifier les premiers anthropologues travaillant sur le territoire français : l’Ouest celtique, l’Est germanique, le Midi romain.
L’Ouest est un pôle égalitaire et stable. Le participation féminine au travail et aux décisions économiques est importante, l’écart d’âge entre mari et femme est faible. Par contre peu de naissances hors-mariage et de divorces. L’Est est égalitaire et instable (ou conflictuel). Si l’écart entre mari et femme est également faible, les divorces sont nombreux tout comme les enfants nés hors-mariage (qui sont toutefois reconnus, on ne parle pas ici d’abandons). Les femmes sont également écartées de la sphère économique. Le Midi est inégalitaire et stable. Fort écart d’âge entre mari et femme au bénéfice du premier (ce qui implique un glissement du statut d’épouse vers celui de fille), différenciation des rôles masculins et féminins plus fort que dans la partie nord de la France.
Cette séparation du territoire français en trois pôles celte, germanique et romain est néanmoins trop simpliste : il faut y ajouter tout un tas de micro-cultures mal définies aux origines anthropologiques et historiques encore mal comprises. Deux régions échappent particulièrement à cette typologie en trois zones.
Le Pays Basque d’abord qui se révèle culturellement assez éloigné des terres occitanes desquelles il est pourtant proche géographiquement. Énormément d’enfants y naissent hors-mariage, ce qui tranche avec tout le reste du Midi qui est assez stable de ce point de vue. Le Pays Basque est un territoire de coutume plutôt matriarcale (les hommes viennent s’installer dans la ferme de leur femme) au contraire de la Provence qui exaltent beaucoup plus les valeurs viriles. Malgré tout l’écart d’âge entre maris et femmes est important, comme dans le reste du Sud. Le système basque est donc assez original.
La Normandie ensuite qui se révèle comme une synthèse harmonieuse des modèles Est et Ouest. Fort travail féminin, comme en Bretagne, et possibilités de divorces importantes, comme dans l’ensemble germanique.
En croisant cette typologie des structures familiales et cette typologie des relations conjugales on a déjà un tableau assez fin des systèmes de parenté en France. Il nous permet de ne pas rapprocher trop rapidement des territoires qui paraissent similaires mais qui ne le sont pas.
L’Aveyron, la Bretagne et l’Alsace par exemple semblent assez proches du strict point de vue de la forme familiale. On y retrouve une famille traditionnelle large et organisée autour de la figure d’un patriarche, avec une adhésion forte au principe d’autorité et un âge au mariage élevé, surtout pour les fils. En outre, ce sont des territoires où la religion catholique est bien implantée. Si on regarde les modèles matrimoniaux il n’y a par contre plus de comparaisons possibles : en Alsace relations conflictuelles entre hommes et femmes, comme dans le reste de l’ensemble Est, en Bretagne relations égalitaires et stables et en Aveyron relations hiérarchiques au profit de l’homme et stabilité (trés peu de divorces et de naissances hors-mariage).
L’analyse des rapports entre parents et enfants puis entre hommes et femmes montrent donc que la France est un pays découpés en plusieurs espaces où l’on ne s’aime, ni se marie, ni ne vit de la même façon. Le Bras et Todd font des systèmes de parenté la clé de voute de leurs analyses mais ils montrent également que ce découpage du pays en différentes réalités restent pertinent si l’on analyse la conception de la mort, les pratiques violentes, l’alcoolisme ou encore l’attitude face au travail.
Alors que la plupart des pays d’Europe sont homogènes – anciennes tribus démesurément gonflées par mille ans d’expansion pour devenir aujourd’hui des nations –, ce n’est absolument pas le cas pour la France. Certains pays sont hétérogènes : la Yougoslavie ou l’Espagne par exemple. Mais ce sont des pays où les différentes cultures sont socialement et politiquement reconnues, où il n’y a pas d’unité linguistique et administrative.
Pays exceptionnel parce qu’il combine originalement diversité et unité, il faut comprendre la France comme une regroupement de peuples très différents qui malgré tout ont choisi de vivre ensemble.
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