La première sensation que j’ai éprouvée en entrant dans l’atelier d’Édouard Manet a été une sensation d’unité et de force. Il y a de l’âpreté et de la douceur dans le premier regard qu’on jette sur les murs. Les yeux, avant de s’arrêter particulièrement sur une toile, errent à l’aventure, de bas en haut, de droite à gauche ; et ces couleurs claires, ces formes élégantes qui se mêlent, ont une harmonie, une franchise d’une simplicité et d’une énergie extrêmes.
Puis, lentement, j’ai analysé les œuvres une à une. Voici, en quelques lignes, mon sentiment sur chacune d’elles ; j’appuie sur les plus importantes.
Je l’ai dit, la toile la plus ancienne est le Buveur d’absinthe, un homme hâve et abruti, drapé dans un pan de manteau et affaissé sur lui-même. Le peintre se cherchait encore ; il y a presque une intention mélodramatique dans le sujet ; puis, je ne trouve pas là ce tempérament simple et exact, puissant et large, que l’artiste affirmera plus tard.
Ensuite viennent le Chanteur espagnol et L’Enfant à l’épée. Ce sont là les pavés, les premières œuvres dont on se sert pour écraser les dernières œuvres du peintre. Le Chanteur espagnol, un Espagnol assis sur un banc de bois vert, chantant et pinçant les cordes de son instrument, a obtenu une mention honorable. L’Enfant à l’épée est un petit garçon debout, l’air naïf et étonné, qui tient à deux mains une énorme épée garnie de son baudrier. Ces peintures sont fermes et solides, très délicates d’ailleurs, ne blessant en rien la vue faible de la foule. On dit qu’Édouard Manet a quelque parenté avec les maîtres espagnols, et il ne l’a jamais avoué autant que dans l’Enfant à l’épée. La tête de ce petit garçon est une merveille de modelé et de vigueur adoucie. Si l’artiste avait toujours peint de pareilles têtes, il aurait été choyé du public, accablé d’éloges et d’argent ; il est vrai qu’il serait resté un reflet, et que nous n’aurions jamais connu cette belle simplicité qui constitue tout son talent. Pour moi, je l’avoue, mes sympathies sont ailleurs parmi les œuvres du peintre ; je préfère les raideurs franches, les taches justes et puissantes d’Olympia aux délicatesses cherchées et étroites de l’Enfant à l’épée.
Mais, dès maintenant, je n’ai plus à parler que des tableaux qui me paraissent être la chair et le sang d’Édouard Manet. Et d’abord il y a, en 1863, les toiles dont l’apparition chez Martinet, au boulevard des Italiens, causa une véritable émeute. Des sifflets et des huées, comme il est d’usage, annoncèrent qu’un nouvel artiste original venait de se révéler. Le nombre des toiles exposées était de quatorze ; nous en retrouverons huit à l’Exposition universelle : le Vieux Musicien, le Liseur, les Gitanos, un Gamin, Lola de Valence, la Chanteuse des rues, le Ballet espagnol, la Musique aux Tuileries.
Je me contenterai d’avoir cité les quatre premières. Quant à la Lola de Valence, elle est célèbre par le quatrain de Charles Baudelaire, qui fut sifflé et maltraité autant que le tableau lui-même :
Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance,
Mais on voit scintiller dans Lola de Valence
Le charme inattendu d’un bijou rose et noir.
Mais en France, dans ce pays de légèreté et de courage, on a une peur effroyable du ridicule ; lorsque, dans une réunion, trois personnes se moquent de quelqu’un, tout le monde se met à rire, et s’il y a là des gens qui seraient portés à défendre la victime des railleurs, ils baissent les yeux humblement, lâchement, rougissant eux-mêmes, mal à l’aise, souriant à demi.
Aucun système, aucune théorie ne peut contenir la vie dans ses productions incessantes, et notre rôle, à nous juges des œuvres d’art, se borne à constater les langages des tempéraments, à étudier ces langages, à dire ce qu’il y a en eux de nouveauté souple et énergique. Les philosophes, s’il est nécessaire, se chargeront de rédiger des formules. Je ne veux analyser que des faits et les œuvres d’art sont de simples faits.
Je n’ai sur lui que peu de détails biographiques. La vie d’un artiste, en nos temps corrects et policés, est celle d’un bourgeois tranquille, qui peint des tableaux dans son atelier comme d’autres vendent du poivre derrière leur comptoir. La race chevelue de 1830 a même, Dieu merci ! complètement disparu, et nos peintres sont devenus ce qu’ils doivent être, des gens vivant comme tout le monde.
L’originalité, voilà la grande épouvante. Nous sommes tous plus ou moins, à notre insu, des bêtes routinières qui passent avec entêtement dans le sentier où elles ont passé. Et toute nouvelle route nous fait peur…