J'ai trouvé et acheté ce livre chez un libraire-bouquiniste de Chinon en croyant avoir trouvé une histoire de Florence. C'est seulement quelques heures plus tard, en le prenant pour le lire que j'ai découvert une
histoire de Venise. On a parfois des absences…
Qu'à cela ne tienne, c'est passionnant dès le début. Pour ceux qui se demandent comment s'est créée l'Italie morcelée en cités-états et provinces sous domination étrangère, jusqu'au Risorgimento du XIXe siècle, on a ici un exemple typique. Sur les décombres de l'empire romain, dès le haut moyen-âge, la géopolitique a horreur du vide et de nombreuses ambitions s'affrontent : l'empire romain d'Orient (Byzance) qui tient le nord-est jusqu'à Ravenne ; les Lombards, des germains qui descendent, s'installent à Turin, Milan, Pavie et poussent pour atteindre la côte Adriatique ; le pape qui, depuis Rome, appelle les Francs pour les contenir et Charlemagne qui envoie son fils Pépin ; les Vénètes, peuple antique local, qui se réfugient dans les lagunes et les îles comme depuis toujours dès que le danger vient de la terre. Et qui y fondent la ville de Venise.
Des chefs de guerre sont nommés, ou se proclament, ou sont élus par leur pairs, et deviennent ducs ; le mot « doge » est d'ailleurs un duc dans le patois local. Mais les Vénitiens, déjà très commerçants, sont rétifs au pouvoir personnel et encore davantage aux dynasties ; ils inventent une république qui s'enrichit d'organes représentatifs au fil du temps (assemblée, conseil majeur, conseil mineur, conseil des Dix, Sénat…) comme autant de contre-pouvoirs.
Et puis ça se complique : pour défendre ou élargir son empire commercial en Méditerranée, la République de Venise prend part aux croisades et à la démolition de l'empire byzantin, qui lui disputait la prééminence en Dalmatie (l'actuelle Croatie) et donc le verrouillage de l'Adriatique d'où partent les navires commerciaux vénitiens.
Et puis ça se complique encore : la rivalité commerciale avec les Génois qui tourne à l'affrontement ; les Turcs qui entrent dans le jeu et le nouvel empire Ottoman qui lui dispute la Méditerranée et la Dalmatie ; la Lombardie grandissante des Visconti et Sforza qui l'oblige à assurer ses arrières et à s'engager dans le « grand jeu » de la politique intérieure italienne du haut moyen-âge et de la Renaissance.
Du coup, en même temps que Venise devient plus riche et plus puissante, ça se complique de plus en plus : le pape qui veut agrandir ses états, la Lombardie et Florence, les royaumes de Hongrie, de France et d'Espagne qui entrent dans le jeu, l'empire d'Autriche qui se constitue… parfois quasiment tous ligués contre Venise qui fait alors figure de puissance montante et menaçante, jusqu'à la soupçonner de vouloir reconstituer l'empire romain sous sa férule. Ses cent cinquante mille habitants à la fin du XVe siècle en font la plus grande ville d'Europe.
Au XVIe siècle, son apogée, ce n'est plus la Sérénissime mais la Richissime : ses industries du luxe, en partie complètement locales (les verreries de Murano), en partie alimentées par les matières premières ou précieuses qui convergent vers son port, sont renommées dans toute l'Europe. Mais question sérénité, on est loin du compte. D'une part, les grandes découvertes font que les circuits commerciaux vers l'Europe débordent de la Méditerranée où les marins et commerçants vénitiens régnaient en maîtres. D'autre part, Venise se retrouve coincée entre François 1er et Charles Quint au moment où les Turcs se réveillent. La perte de la Crète, après Chypre au siècle précédent, malgré la ligue chrétienne qui s'était constituée et sa victoire à Lépante, sonne l'essoufflement parce les moyens exigés par les guerres de cette époque commencent à excéder les ressources de la République.
Côté géopolitique, c'est donc très mouvementé mais Venise et ses élites demeurent constantes : une puissance maritime et une diplomatie très actives au service du développement commercial de la ville et donc de sa richesse, laquelle richesse permet des rentrées fiscales importantes pour financer les forces armées (notamment marines) et défendre cette puissance. Et puis un état de droit dans un espace européen très féodal, ce qui fait que les citoyens sont relativement protégés, donc attachés à la République, et participent activement aux luttes contre les envahisseurs successifs.
Et ces fondamentaux assurent sa survie dans les périodes difficiles.
La République de Venise résistera ainsi comme état indépendant jusqu'à la fin du XVIIIe siècle puis, épuisée financièrement par les guerres de succession d'Espagne et un nouvel assaut (repoussé) des Turcs, elle s'efforcera de louvoyer dans la neutralité avant de tomber en contre coup de… la Révolution française. le Directoire, au prétexte de contrer les Autrichiens et surtout pour faire main basse sur la riche Italie du Nord, envoie
Bonaparte s'en emparer. La Vénétie terrestre est rapidement conquise, puisque désarmée. Puis dans une suite d'épisodes diplomatico-guerriers invraisemblables, la République s'auto-dissout le 12 mai 1797, surtout par l'effet de la trouille qu'inspire au doge et au grand conseil le général français.
Lequel s'empresse de la refiler à l'empire austro-hongrois, ainsi que ses possessions du nord et de l'est de l'Adriatique, sur lesquelles les Habsbourg lorgnaient depuis des siècles, en gage de bonne volonté et pour apaiser les relations entre la France et ces derniers. Puis la reprend et l'incorpore au royaume d'Italie, possession française, après avoir défait l'empire austro-hongrois. Qui revient aux commandes à la fin de l'empire napoléonien. Bref, Venise n'est plus qu'une cité exsangue, ballottée au gré de circonstances qui désormais la dépassent totalement. Elle participera finalement au Risorgimento et sera intégrée dans l'Italie unifiée moderne.
L'auteur, descendant de patriciens vénitiens, dont quelques doges, n'est évidemment pas un historien d'une neutralité complète. Il a l'amour de sa ville chevillé au corps. Ce qui n'empêche pas l'objectivité de ses jugements sur les comportements des différents acteurs de cette très longue histoire. Et la teinte juste d'une passion qui la rend si agréable à lire.