Le récit démarre par des pages liminaires intitulées « Note de l'éditeur ». Celles-ci présentent une lettre que la maison d'édition aurait reçue de la part de l'auteur, expliquant sa démarche. Si cette lettre est sans doute réelle, le lecteur ne peut que se rappeler la littérature du XVIIIe siècle qui donne la parole à des narrateurs qui font croire qu'ils ont trouvé un manuscrit oublié, dans un coffre ou autre endroit secret ou qu'ils vont relater une histoire dont ils ont été témoins (on peut penser à l'oeuvre de l'
Abbé Prévost par exemple). le XVIIIe siècle est une période littéraire très prisée tout au long du roman et notamment, à travers sa langue, seul sursaut de sensations qui apparaît dans ce récit que je qualifie d'initiatique. Comme une sorte de Candide désenchanté (mais la vie, du point de vue de l'auteur n'est-elle pas une sorte de grand
théâtre où chacun avance masqué sur la scène de l'hypocrisie – à commencer par le pseudonyme de l'auteur qui a souhaité rester anonyme ? -) qui a pour mentor non pas le philosophe Pangloss mais un érudit, M. Cassagne dont les citations sont omniprésentes à travers le récit : « comme le dit M. Cassagne ». Ainsi, la narratrice (personnage désabusé et pleins de ressentiments) nous raconte sa courte existence à travers différentes initiations d'ordre artistique, sexuel, vinicole. Cette dernière initiation par un certain
Du Marsais, personnage esthète, est un clin d'oeil au célèbre grammairien dont la science est tant appréciée par la narratrice : « « Où est ma place ? / - Cherchez vos tropes , m'a dit
Du Marsais. / Se moquait-il ? Je n'aime pas les mots savants, surtout en société, et il en venait parfois comme des rots à la bouche de du Marsais ».
Eve va être amenée à côtoyer un groupe de gens passionnés par la littérature et la belle langue avant de devenir leur « récitante ». Après la mort de sa mère qui apparaît comme sa véritable entrée dans la vie, elle deviendra apprentie chez un cadreur où elle découvrira le monde de l'édition puis celui de la musique. Cette vie plutôt riche et mouvementée n'est pas sans rappeler celle du personnage
De Beaumarchais, Figaro, si ce n'est la vie de cet auteur, lui-même. A travers ce parcours, la narratrice brosse des portraits plutôt péjoratifs des gens qu'elle rencontre. Aussi et de façon paradoxale, Eve dit aimer la belle syntaxe mais n'hésite pas à lâcher quelques grossièretés (comme plus haut dans la précédente citation) ou à nous relater ses gestes masturbatoires : « Ma main me suffit ce soir-là ». de même, le verbe « jouir » apparaît un nombre infini de fois dans ce récit et ce qui est intéressant, c'est que la narratrice raconte qu'elle a «jouit » où évoque la jouissance des autres sans jamais évoquer de sensations, de joie physique. Au fil du récit, la narratrice multiplie des relations pragmatiques, hygiéniques comme si elle voulait tout contrôler, « encadrer », à l'instar de sa mère, professeur de mathématiques qui lui a appris à se réfugier dans les signes du langage : « Pour vivre heureuse, cache-toi dans la langue […] Quant à ma mère, elle demandait au langage des maths la maîtrise de ses désordres intérieurs : insomnies, maux de ventre, moments de tristesse dont elle parlait beaucoup […].
L'auteur, très érudite, évoque beaucoup d'auteurs et de titres d'oeuvres, de peintres et de musiciens contemporains, notamment dans la dernière partie. On peut parfois avoir l'impression d'un catalogage de connaissances, récité sur un ton monocorde, ton qui est en adéquation avec celui du personnage en récitante du groupe des Silentiaires.
A mon sens, ce récit ne partage pas grand-chose avec le lecteur, si on excepte la partie qui me semble la plus intéressante, celle relative aux Silentiaires et à leur rapport au temps et au silence, rappelant ainsi l'étude du critique
Georges Poulet dans son Etude sur le temps humain comprenant une réflexion sur le temps chez différents grands auteurs, la distance intérieure et aussi, la conscience des écrivains.
Et c'est justement cette mise à distance permanente qui m'a le plus dérangée : je ne me suis pas sentie convoquée par l'auteur ni concernée par le récit de la narratrice, qui, à l'instar d'un acteur méprisant et prétentieux, tournerait le dos au lecteur, se gargarisant de sa logorrhée. Mais aussi, on peut avoir l'impression que l'auteur s'est intéressée à la fonction méta du langage et de l'art, s'essayant aussi à une sorte d'auto-réflexivité qui manque cruellement d'humour pour être captivante.