Robert de Bonnières est un écrivain oublié au point qu'aucun de ces livres, à ce jour, n'est analysé sur Babelio.
Et pourtant, l'Académie française honora ses « Contes à la reine » du Prix Archon-Despérouses en 1893 avec « Les Trophées » de
José-Maria de Heredia, et, au bras de son épouse Henriette, ils brillèrent sur le Paris cultivé ou mondain de la fin du XIX siècle… Sic transit gloria mundi !
Patrick de Bonnières, leur arrière petit-neveu, restitue la vie et les tourments de cet homme de lettres, et nous remémore les débuts de la III république. Né le 7 avril 1850 dans une famille du Boulonnais comptant plusieurs diplomates et officiers, Robert étudie au Collège Stanislas puis entame des études de droit. Arrive la guerre en 1870, la chute du Second Empire, l'étudiant s'engage volontairement dans l'armée de l'Est qui tente de secourir Belfort, puis l'armée de la Loire au 8° Lanciers. La défaite renforce son patriotisme et lui fait prendre conscience de la nécessité d'une réforme intellectuelle et morale, à l'école d'
Ernest Renan, et de l'ardente obligation d'analyser les sources de l'efficacité germanique pour en tirer les enseignements utiles à notre pays. Il apprécie la musique wagnérienne, fréquente le festival de Bayreuth et, avec son épouse, contribuera à la traduction française des oeuvres de
Friedrich Nietzsche.
Après sa démobilisation, Robert doté d'un capital social et financier s'oriente vers les lettres et la musique. Il participe au Parnasse Contemporain, projet de l'éditeur
Alphonse Lemerre, en composant « Quatre sonnets russes » (1876) , puis « La Comédie des Académies de
Saint-Évremond » (1879) et «Les Lettres grecques de Mme Chénier » (1881), deux volumes de critiques ainsi que le livret d'un opéra-comique pour
Vincent d'Indy « Attendez-moi sous l'orme » (1882) qui lui permettent d'intégrer
Le Figaro (1879-1884) sous le nom de Janus, critique et publiciste exigeant et redouté, puis de rejoindre le Gaulois (1882-1884) sous la signature de
Robert-Estienne et
Gil-Blas sous le pseudonyme
Robert-Robert emprunté à l'aventurier glorifié par
Louis Desnoyers. Ses articles sont repris dans « Mémoires d'aujourd'hui », trois volumes édités entre 1883 et 1888, qui gravent l'histoire littéraire de l'époque.
Au Cercle Saint-Simon, présidé par
Gabriel Monod, il côtoie
Paul Bourget,
Ferdinand Brunetière,
Victor Cherbuliez,
Anatole France,
Fustel de Coulanges, Ernest Lavisse et
Paul Vidal de la Blache.
Guy de Maupassant lui dédie la nouvelle « La Folle » en 1882. C'est probablement son ami
Henry Cochin qui lui présente Henriette Arnaud-Jeanti, née en 1862, qu'il épouse le 27 octobre 1884, à l'époque où la Revue des Deux-Mondes publie « Les Monach » dans ses numéros d'octobre et novembre. Ce roman évoque la noblesse redorant son blason en s'alliant aux fortunes israélites, thème polémique qui ne permet pas de taxer d'antisémitisme son auteur édité par Ollendorff en 1885 et reçu par les Rothschild.
Les jeunes mariés voguent vers l'Inde en voyages de noces et Robert y trouve l'inspiration d'un second roman « Le baiser de Maïna » (1886). A leur retour Henriette brille dans la grand monde, décor de « Jeanne Avril » et du « Petit Margemont », deux succès qui peignent le milieu que
Marcel Proust romancera quelques années plus tard.
Les peintres se succèdent aux pieds d'Henriette :
James Tissot (1886),
Jacques-Emile Blanche (1887-1889),
Jean-Louis Forain, Auguste Renoir (1889) l'immortalisent et
Albert Besnard (1888) la dresse « sur le toit du Louvre, dominant le pont des Arts, la coupole de l'Institut. Face au Panthéon, Henriette semblait l'incarnation de la Parisienne arriviste. » Henriette se rêve alors en épouse d'académicien …
Les poètes lui dédient leurs vers. À quelqu'un qui s'inquiète de savoir si tous ces «jeunes poètes, symbolistes, décadents, altruistes» dont elle s'entoure ne lui font pas un peu la cour, «Oh ! » répond Henriette, «c'est sans danger. Ils ont été tous refusés au service militaire ! ». Très raisonnable, elle affirme : «non, je ne prendrai jamais d'amant.. . ça peut amener de trop grands traças à une femme mariée...» Et, plus explicite, elle ne craint pas d'ajouter «du reste, j'ai dans mon mari ce qu'il y a de mieux» en révélant certain détail intime à l'appui de sa conviction. Vers les minuits, elle prend congé de ses invités à sa manière : «voici l'heure de la génération ! » Dans une longue conversation, elle avouera plus tard à Régnier - non sans regret ? - qu'elle « a été coquette à fond, mais que personne n'a jamais tenté de la forcer. Il y eut toujours un obstacle quelconque . » Et Régnier pensera à part lui : « Je ne lui ai pas dit le véritable : qu'il n'y avait rien à gagner avec elle, dont le charme est tout de visage. »
L'époux de Marie de Hérédia n'a pas le monopole de la médisance. «
Robert de Bonnières passe pour s'être «brouillé avec tous les aînés de ses amis ou les [avoir] blessés» : On a même dit plaisamment qu'il serait capable de faire chauffer un train pour aller répéter à un ami le mal qu'un ami a dit de lui. À la fin d'une soirée, quelqu'un émit cet avis: "Emmenons Bonnières : pendant ce temps-là, il ne dira pas de mal de nous". Avec un résultat identique, Henri de Saussine se souvient d'une approche différente : «
Robert de Bonnières avait cela de particulier et de rare qu'il disait des gens le mal devant eux-mêmes et le bien par derrière, ce qui lui avait aliéné beaucoup de sympathies, mais assuré la mienne […].» »
Le couple conçoit
Marie-Louise en 1890 et Christine en 1894, l'année suivante est publié «
Lord Hyland, histoire véritable », chez Paul Ollendorff, ouvrage plus philosophique, mal reçu par la critique, qui sent « la torture littéraire » selon Régnier et qui marque le début de la fin pour les Bonnières.
Soucis financiers, problèmes de santé, stérilité littéraire
De Robert qui rature ou déchire tout ce qu'il écrit, se cumulent. le couple est contraint de vendre ses biens immobiliers, de céder les oeuvres d'art, de réduire drastiquement son train de vie. Robert, assailli par « ce pessimisme radical, issu d'une particulière clairvoyance qui lui fait - qui lui fera voir - la vie comme sans issue… » souffre de dépression. Interné dans une clinique le 4 avril 1905, il chute d'une fenêtre le 7 avril, jour de ses 55 ans. Henriette le rejoint au cimetière d'Auvillers le 9 janvier 1908.
Ce n'est pas seulement la biographie de « ceux que nous appelions : les Bonnières » que nous offre l'auteur, c'est une histoire des débuts de la troisième république, celle de Gambetta, de Ferry, de Grévy, du Général Boulanger, avec l'expulsion des congrégations, le scandale du Canal de Panama, l'affaire Dreyfus, etc. C'est une évocation du Château de Chantilly avec le Duc d'Aumale, du salon de la princesse
Mathilde Bonaparte, du grenier d'Edmond de Goncourt. Nous y croisons les Daudet, Barrés et Bourget, nous y apercevons
Proust, Léon Blum et
André Gide … la fin de siècle prépare la Belle Epoque.
L'auteur livre ici des archives familiales restées inédites et les punaise sur un cadre historique et littéraire étayé par une impressionnante documentation et une immense culture. Son style est clair et non dénué d'humour ce qui contribue au plaisir de lire.
Cet ouvrage est un superbe objet de 450 pages dont 50 d'annexes Généalogiques, de Sources, de Bibliographie et d'index, avec un encart couleur de 8 pages reproduisant notamment les tableaux dont Henriette est le gracieux modèle.
Merci à Babelio et à l'éditeur
Honoré Champion de me l'avoir adressé à l'occasion le l'opération « Masse Critique Non-fiction : mission Connaissances. ».
Souhaitons que cette réussite soit couronnée par le prix de la biographie de l'Académie française !
PS : Lilas blancs et roses noires : le roman de Marie de Régnier
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