Il y a belle lurette que l’auto, par exemple, n’est plus un moyen de transport ; c’est une machine qui aime se balader et se sert d’un homme à cette fin.
Il faut être démuni du plus petit sens de l’observation pour croire encore que l’homme se sert de l’automobile.
Regardez bien, observez et observez-vous, vous allez être stupéfait de constater que c’est l’automobile qui se sert de l’homme pour se balader, qui se sert de vous.
(…)
Il est courant quand on se déplace (difficilement) en auto dans une grande ville de dire, irrité par les encombrements : « Ces villes n’ont pas été faites pour l’auto. »
C’est un fait, et de très belles : Rome, Paris, etc., ont été faites pour des hommes.
Pour vous, quand vous étiez encore des hommes, et maintenant que vous n’en êtes plus, vous rêvez de les éventrer, d’en détruire les monuments, la beauté, pour qu’enfin elles soient faites « pour l’auto ».
La beauté qui rendait ces villes dignes de l’homme, vous ne la voyez plus, vous voyez une beauté différente, « digne de l’auto ».
Tout le réseau routier de la France et de l’étranger, du monde, est en train de se modifier pour qu’il soit, non plus adapté à l’homme, mais adapté à l’auto.
Le rêve de l’homme qui avait été jusqu’ici la petite route ombragée de beaux arbres, serpentant à travers les prés, est devenu organisé par le rêve de l’automobile : l’autoroute, sans arbres, sans ombres, sans croisements, sans villages, avec le plus de pistes possibles montantes et descendantes, toutes droites.
Le paysage ne compte plus. Si vous vous serviez de l’automobile, il continuerait à compter ; comme c’est l’automobile qui se sert de vous, et qu’elle se fout du paysage, vous vous en foutez.
Plus rien à voir, il n’y a plus qu’à conduire ; c’est ce que l’auto voulait. Vous la dérangiez dans son plaisir à elle quand vous preniez plaisir (ça date de longtemps) à vous arrêter pour cueillir des narcisses, des violettes, du thym, des cerises, ou devant un beau point de vue, une chapelle romane, ou à flâner sous des ombrages, notamment sous les acacias fleuris du mois de mai qui ont un parfum si enivrant.
Elle s’est arrangée pour que vous ne la dérangiez plus. C’est elle qui commande, vous n’êtes plus que son employé, son larbin, et par un procédé que réprouveraient tous les syndicats des gens de maison, elle vous a obligé à aimer ce qu’elle aime.
Il n’est plus question de prendre votre plaisir, de vous arrêter quand l’intérêt vous sollicite : vous n’avez plus d’autre intérêt que de ne pas vous arrêter.
Vous sacrifiez tout à votre maître, vous avez déjà apporté en victime à ses autels les joies que vous réservaient la culture, la connaissance de l’univers ; plus de lectures, plus de curiosité ; votre bonheur unique et suffisant consiste à vous asseoir derrière votre volant, à crisper vos mains sur des leviers, à devenir par osmose une pièce mécanique de l’être supérieur (et presque suprême) qui vous domine et vous domestique.
Vous mettez à sa disposition vos biens et votre fortune, parfois même tout votre appareil passionnel.
Si demain votre situation sociale menacée vous obligeait à réduire votre train, vous vous retireriez le pain de la bouche et le retireriez de la bouche de vos enfants avant d’avoir même l’idée de restreindre votre consommation d’essence (ou plus exactement sa consommation d’essence).
Dans cinq, six ans, peut-être avant, cela ne dépend que des crédits disponibles, tout le visage du monde deviendra, non plus ce qui plaît à l’homme, mais ce qui plaît à une machine nommée automobile.
Il faut voir déjà les parcs automobiles américains autour des stades. Dix mille automobiles bien rangées ont enfermé leurs quarante mille esclaves dans une cuve de ciment armé pour les faire hygiéniquement se démener et crier pendant deux heures avant de reprendre le collier, non, le volant de misère.
Extrait de 'Sur la vieillesse' :
" Il y a quelques années, les enfants s'étant dispersés, nous nous trouvâmes seuls, ma femme et moi. Un soir, je fumais la pipe après le dîner, Élise me dit : 'il nous manque quelques vieillards dans notre maison'. C'était vrai. J'en sentais comme elle le besoin. Il n'y avait qu'à faire confiance au temps. Maintenant, c'est Élise et moi qui sommes vieux. (...) Je ne retournerais pas à trente ou quarante ans pour tout l'or du monde et pas à vingt pour tout l'or de l'univers. Il est très agréable de vieillir. La diminution des forces physiques est un enchantement. C'est l'apprentissage de la mesure: l'eau qu'on est obligé de mettre dans son vin délivre le goût de l'habitude de la violence. Vient un moment où on jouit d'un milligramme, quand avant il en fallait des tonnes".
Ai-je pu maudire le printemps! Sinon le printemps, en tout cas ce mauvais temps qu'on appelait printemps. J'avais beau scruter le ciel tous les matins; s'il était bleu, on pouvait être sûr qu'il y avait dans quelque coin un petit cumulus qui ne demandait qu'à grossir, et c'était chose faite avant midi. Et que je te souffle des vents venant de tous les rayons de la rose; à croire que les quatre points cardinaux ne suffisaient pas; et froids en diable, il fallait reprendre le manteau qui avait fait tout l'hiver et dont j'avais assez.
Disons tout de suite, par parenthèse, que je sais qu'il y a un problème démographique à résoudre, et qu'il faut loger les gens. Mais qu'on ne me dise pas que c'est le plus important ; le plus important est d'avoir sous nos yeux un monde dont l'aspect ne nous fasse pas vomir. On doit pouvoir construire de belles maisons. Les générations qui nous ont précédés l'ont fait ; sommes-nous donc si imbéciles, si incapables, que nous ne sachions plus le faire...
Voilà ce qui se passe: quarante mille personnes s'assoient sur les gradins d'un stade et vingt-deux types tapent du pied dans un ballon. Ajoutons suivant les régions un demi-million de gens qui jouent au concours de pronostics ou au totocalcio1, et vous avez ce qu'on appelle le sport. C'est un spectacle, un jeu, une combine; on dit aussi une profession: il y a les professionnels et les amateurs. Professionnels et amateurs ne sont jamais que vingt-deux ou vingt-six au maximum; les sportifs qui sont assis sur les gradins, avec des saucissons, des cannettes de bière, des banderoles, des porte-voix et des nerfs sont quarante, cinquante ou cent mille; on rêve de stades d'un million de places dans des pays où il manque cent mille lits dans les hôpitaux, et vous pouvez parier à coup sûr que le stade finira par être construit et que les malades continueront à ne pas être soignés comme il faut par manque de place. Le sport est sacré; or c'est la plus belle escroquerie des temps modernes.
Denis Infante a publié son premier roman Rousse publié aux éditions Tristram le 4 janvier 2024. Il raconte l'épopée d'une renarde qui souhaite découvrir le monde. Un ouvrage déroutant par sa singularité. Son histoire possède la clarté d'une fable et la puissance d'une odyssée et qui ne laissera personne indifférent. L'exergue, emprunté à Jean Giono, dit tout de l'ambition poétique et métaphysique de ce roman splendide : "Dans tous les livres actuels on donne à mon avis une trop grande place aux êtres mesquins et l'on néglige de nous faire percevoir le halètement des beaux habitants de l'univers."
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