Dans le Paris de 1926, découvrir
Nestor Makhno, personnage historique à la vie romanesque, né en Ukraine en 1888, révolutionnaire anarchiste et fanatique à la tête brûlée, c'est sentir le souffle des révolutions russes dans les vallées du Caucase, le monde paysan à l'assaut de Moscou, la puissance prométhéenne des utopies par les armes. C'est sentir, sous la cuirasse de l'émigré de 37 ans, l'ancien dirigeant de guérillas anarchistes anti-tsaristes - guérillas devenues armées contre-révolutionnaires face à l'armée rouge ; un homme condamné à mort, passé par les travaux forcés, la réclusion à perpétuité... mouché et humilié, réduit en esclavage. C'est sentir, sous la peau burinée, un sang qui continue de bouillonner, comme il bouillonnait dans ses geôles, voulant broyer ses gardiens à défaut de broyer le pouvoir russe.
Mikaël Hirsch s'applique à faire ressurgir ce passé sous la cuirasse. Vaincu et en exil, Makhno a 37 ans et 10 vies derrière lui. Nous le découvrons, lame à la main, se rasant face à son miroir. Il porte dans ses yeux étincelants un voeu d'assassinat. Crachant sa tuberculose dans l'évier de sa chambre insalubre, il n'a plus rien à perdre, juste de pauvres bribes - sa fierté - à sauver.
Makhno est en effet atteint au plus profond par le portrait que l'écrivain
Joseph Kessel lui a brossé dans sa nouvelle "
Makhno et sa juive".
Kessel en a fait un "monstre assoiffé de sang", antisémite fanatique, premier responsable des pogroms en Ukraine. Il a réimaginé sa vie et son combat, croisant allègrement la fiction et les faits. le livre de
Kessel a reçu en outre un grand retentissement dans la gauche communiste, faisant officiellement de Makhno un "agent de la bourgeoisie internationale" - contre-sens ultime!
Kessel, peu regardant de l'honneur de son sujet, avait trouvé dans un obcur article biographique une belle matière pour broder sa fiction. Il aurait pu changer le nom du protagoniste, il ne l'a pas fait.
Kessel, peu conscient que son personnage habite concrètement à quelques stations de métro de chez lui, manie la plume avec insouciance pour donner du grain à moudre aux cercles politico-littéraires parisiens.
Kessel, jeune et admiré, a volé la légende des steppes de Makhno au profit des belles lettres. Pour
Nestor Makhno, cela demande réparation... par les armes, à la russe.
Tout ce pitch était extrêmement prometteur. Malheureusement, à la suite d'une introduction alléchante, je n'ai pas tellement été emporté par l'action, ni convaincu par la reconstitution de Pigalle où se joue la rencontre avec
Kessel, ni saisi par une atmosphère, ni captivé par tel propos. Les personnages historiques rencontrés,
Kessel,
Malraux,
Cocteau, restent à l'état d'esquisse : quitte à les mettre en scène, autant leur laisser plus longuement la parole?
Un bon passage néanmoins, une joute verbale entre
Kessel et
Malraux, chacun brandissant ses faits d'arme, son passé d'aventurier, comme un combat de jeunes coqs.
Pour moi la promesse de retrouver un Paris des années folles, Paris littéraire, politisé, fiévreux, exalté, batifolant, s'est un peu dissoute dans le page dropping, lecture diagonale en recherche de répliques ou moments qui feront décoller l'action, ou saisir des enjeux d'importance, sans jamais bien apprécier le jus d'un texte auquel il manque... de la "poésie", pourquoi pas, comme l'auteur le confesserait peut-être à demi-mot en une curieuse anecdote-postface à la fin du livre (en visite au père Lachaise,
Mikaël Hirsch se fait insulter par un touriste américain au motif qu'il "manque de poésie"). Mais ce n'est sans doute pas la forme narrative recherchée, et tant pour la découverte de Makhno que pour la justesse des descriptions, le livre mérite qu'on s'y arrête.
opération Masse critique, merci à
Serge Safran éditeur.