« My hands are of your colour ;
I shame to wear a heart so white. »
William Shakespeare
Mais comment vous parler à présent d'
Un coeur si blanc, je veux vous parler ici bien sûr de ce roman insaisissable de
Javier Marías dont j'ai achevé la lecture il y a deux ou trois jours et qui continue de me hanter avec la même immanence de l'instant que le vol d'un papillon un soir de printemps agacé d'un bonheur insoupçonné, tout aussi insaisissable ?
Comment vous en parler ? Comment aurais-je pu vous en parler ?
J'aurais pu vous parler de cette scène sidérante et magistralement racontée qui ouvre le récit comme une déflagration. C'en est d'ailleurs une puisqu'elle met en scène le suicide d'une jeune femme, s'échappant furtivement du repas familial avec l'arme à feu de son père, dégrafant son corsage devant le miroir de la salle de bain, cherchant précisément le coeur pour ne pas le rater, Teresa Aguilera, jeune mariée à peine de retour de son voyage de noces à Cuba.
J'aurais très bien pu vous parler de la relation d'un fils avec son père qu'il croit connaître, ce père expert en toiles de maître, qu'il croyait même si bien connaître jusqu'alors.
J'aurais très bien pu vous parler de cette manière qu'évoque
Javier Marías de s'endormir près de l'être aimée, tous deux tournés dans le même sens, comme un abri, comme un cocon, comme un coeur qui bat et que l'on sent murmurer tout contre sa peau, c'est un passage du roman que l'on pourrait trouver presque banal et qui pour moi devient une sorte de respiration dans le monde bruyant qui nous entoure et dans les méandres parfois complexes d'un récit que l'écriture sensuelle rend brusquement magique.
J'aurais très bien pu vous parler de cette rencontre entre le narrateur Juan et sa future épouse Luisa, tous deux interprètes et s'apprêtant à mieux faire connaissance. Ils sont en face à face, assurant la traduction d'un tête-à-tête entre deux personnalités politiques qu'ils accompagnent chacun, l'une anglaise, l'autre espagnole. Ce moment presque ordinaire dans l'exercice de leur métier devient brusquement jubilatoire lorsque Juan, séduit à cet instant par la présence de Luisa, tente un pas de côté en détournant par la traduction le propos de l'interlocuteur qu'il représente par une question très personnelle. Luisa, qui aurait eu la possibilité de s'indigner du procédé, n'est pas dupe de la supercherie et entre alors dans une facétieuse connivence, créant un dialogue parallèle avec Juan, effaçant brutalement la présence insipide des deux personnages centraux. C'est un rendez-vous magnifique, inattendu, où ils ne sont plus qu'eux deux seuls, subtilement construit par l'auteur, convoquant le désir dans un chemin souterrain. Ils s'aiment déjà, s'entrelaçant par leur exquise complicité.
Le pouvoir du langage et des mots est déjà là, présent dans cette scène presque fondatrice qui m'a emporté.
J'aurais très bien pu vous parler d'autres scènes du roman, une nuit de noces à Cuba, les retrouvailles de Juan avec une ancienne amante, les propos ambigus du père de Juan lors de son mariage avec Luisa, laissant déjà entrevoir un mystère profond...
J'aurais très bien pu vous parler des interstices du roman qui ressemblent aux interstices de nos existences, qui parfois d'ailleurs échappent à nous-mêmes.
J'aurais très bien pu vous parler aussi des secrets de famille, des mensonges, des soupçons, des digressions pour le dire, pour dire aussi le soleil qui jette des papillons dans le matin naissant d'un jour de printemps comme un autre...
J'aurais très bien pu vous parler des mots qui disent ou se taisent.
J'aurais très bien pu vous parler de tout ce qui brusquement vient couturer ces chemins qui paraissaient étonnamment éloignés les uns des autres. J'ai alors découvert l'art narratif éblouissant de
Javier Marías dans sa capacité de construire un édifice romanesque.
Mais je ne dirai pas tout cela, je dirai simplement qu'
Un coeur si blanc est un très beau roman d'amour.
Un coeur si blanc, c'est un très bel entrelacement entre le silence et le dévoilement, que capture l'émoi de nos battements d'ailes, hésitant à dire ou ne pas dire...
Un coeur si blanc, si près, si loin de tout...