Après la lecture des nouvelles d'
Oscar Wilde, je ne pouvais décemment pas faire l'impasse sur ce roman majeur qui, au même titre que Les Misérables ou le Rouge et le Noir, fait partie des grosses hontes personnelles de ne pas avoir lu... Tout le monde connaît ici ma passion pour le XIXe romantique, l'Angleterre, le décadentisme et son goût pour les passions, tout est donc réuni dans ce chef d'oeuvre où je me suis régalé, servi encore une fois par une traduction remarquable de
Jean Gattégno.
Le principe est très connu, et un de mes mentors universitaires l'avait évoqué il y a plusieurs années en cours : Dorian Gray, jeune homme narcissique à la beauté extraordinaire, souhaite un jour conserver sa beauté et sa jeunesse, et qu'un portrait sublime de lui peint par son ami artiste Basil Hallward se mette à vieillir à sa place. Son souhait est exaucé, mais alors que Dorian a acquis la jeunesse éternelle, la contemplation de ce miroir toujours plus déformé finira par le rendre fou avec la fin à laquelle on s'attend... Voila ce que je savais du roman, mais il y a beaucoup, beaucoup plus.
Après une préface d'
aphorismes sur l'art, servant à exposer le goût de l'art pour l'art et de la beauté au-dessus de tout pour Wilde, le roman s'ouvre sur le trio de personnages principaux : Dorian Gray, Lord Henry Wotton, et Basil Hallward. le peintre Basil a été bouleversé par sa rencontre avec le jeune Dorian Gray qui, selon lui, redéfinit la beauté. Tout son art, désormais, sera influencé par lui, et il voue un culte esthétique au jeune homme dont le sous-texte est évident. Basil peint donc Dorian Gray qui pose pour lui. Ce qui est fascinant dans ce début, est que l'on se rend compte très vite que Dorian Gray lui-même semble être une toile vierge, une page blanche, un être vide et perméable, que l'on peut peindre à volonté intérieurement : C'est ce qu'il va se passer du début à la fin au contact de Lord Henry, qui est le Méphistophélès du roman. Jouisseur invétéré et assumé, Lord Henry passe son temps à défendre la recherche du plaisir à tout prix, la contemplation de la beauté, quels que soient les prix humains et dommages collatéraux. Pour lui, la vie ne doit être que plongée dans la jouissance et un refuge dans l'art comme sublimation, esthétisation d'un réel morne, violent, qui n'a pas de sens, idéologie à laquelle j'adhère, mais certainement pas dans les proportions d'Henry qui est totalement jusqu'au boutiste dans son propos, à un point absurde et ridicule. Ainsi, ce mauvais génie va se mettre dès le départ à influencer Dorian Gray qui va peu à peu adopter ses préceptes et sa personnalité, et totalement changer au fur et à mesure du roman. C'est cela que je trouve le plus passionnant : La virginalité intérieure de Gray, qui se trouve modelé sans cesse, malaxé en tant qu'individu. Il est peint intérieurement par Henry, comme il l'avait été extérieurement par Basil. Et son portrait, plus que de le représenter vieillissant, va expliciter au fur et à mesure sa descente dans le mal, car Wilde semble estimer (derrière ses personnages qui le disent) que n'importe quel pécheur porte sur son corps et sur son visage les marques de ses infamies.
le portrait de Dorian Gray se dégradera ainsi considérablement non seulement avec le temps mais aussi au gré de l'évolution négative de ses moeurs et de ses actes, alors que Gray arborera toujours le même visage de jouvenceau à la pureté absolue, qui fera même que son entourage ne pourra concevoir quoique ce soit de mauvais à son sujet, malgré les rumeurs qui naîtront. le portrait restitue donc la noirceur et l'horreur de l'âme de Dorian, bien plus que le passage du temps que Dorian a troqué contre sa beauté physique éternelle. Lord Henry, évidemment, n'échappera pas aux affres de l'âge et du stigmate de ses vices.
Je passe les détails pour ne pas spoiler, mais le roman est addictif tant il n'a de cesse de nous surprendre avec des rebondissements et des retournements de situation constants dans l'évolution de la personnalité de Gray. Alors que je regardais la série Breaking Bad en même temps, où le protagoniste Walter White s'enfonce également dans le crime progressivement et où les attentes du spectateur sont perpétuellement déjouées, j'ai été frappé par la similitude des deux schémas. La comparaison s'arrête là, hein! Mais vu le talent d'
Oscar Wilde comme raconteur, et comme esthète, au vu de la superbe écriture du roman (notamment de très belles descriptions de jardins), on déplorera, comme souvent, que sa création littéraire fut fauchée en plein vol par ses déboires judiciaires. Les événements de certains chapitres nous stupéfient, comme aujourd'hui savent le faire tout excellent épisode de série américaine.
Le Portrait de Dorian Gray ravira tout amateur des atmosphères et du siècle déjà évoqués plus haut (avec en plus le Londres nocturne du XIXe siècle et un univers parfait pour
Tim Burton). L'influence de
Baudelaire s'y fait également sentir par l'attachement aux objets insolites, aux parfums, au dandisme de manière générale. Nous sommes dans des courants et des lignées artistiques du XIXe bien spécifiques, et que j'affectionne particulièrement. Mais tout lecteur et amoureux de la littérature sera également ravi par ses références incessantes : Il y est question de
Shakespeare avec énormément de références, de Faust (évidemment, avec un personnage comme Dorian qui s'enfonce dans une sorte de pacte avec le Diable qu'il finit par payer) du personnage de Des Esseintes, protagoniste d'À rebours de Huysmans, qui a influencé Wilde, qui va jusqu'à faire intervenir un livre avatar d'À rebours dont la lecture modifie là encore la personnalité de Dorian.
C'est véritablement un coup de coeur littéraire pour moi, qui a rejoint mes classiques. Il est extrêmement riche en interprétations, et très réussi en tant que roman fantastique et décadentiste. le sous-texte de l'homosexualité dans le roman est admirable de sous-entendus et de non-dits pesants, et jouera immanquablement dans l'infortune d'un personnage. Wilde dira aussi de Dorian, Henry et Basil qu'ils représentent trois versions ou perceptions de lui, par le public (qui le voit comme l'impénitent dévergondé Henry) ou par lui-même (qui se voit plutôt en Basil). Son seul défaut, et peut-être est-ce cela qui a importuné certains détracteurs ici, réside dans le tic stylistique des discours de Lord Henry, faits d'antithèses au premier abord sibyllines, qui trouvent leur sens dans le contexte ou dans ses explicitations ensuite. La plus connue étant son fameux "Le meilleur moyen de résister à la tentation, c'est d'y céder". Henry parle comme ça TOUT LE TEMPS, et cela peut finir par vite agacer, un peu comme les antithèses systématiques d'Hugo. On peut aussi trouver que Wilde aurait pu tailler un peu dans ces passages de discussions certes essentiels puisqu'Henry sculpte la personnalité de Gray et cause sa descente aux enfers. Son portrait au vitriol des mondains et des mondanités est encore une fois des plus savoureux.
J'espère avoir donné envie à ceux qui ne le connaissent pas encore, car c'est un réel coup de coeur pour moi, et je me suis absolument régalé. J'ai même envisagé de lui faire rejoindre l'île déserte de Babelio et songe à l'offrir à un de mes proches...