D’emblée je dois dire que ce n’est pas rien, pour un bibliofeel, d’avoir un livre « carnets de l’Herne » entre les mains. J’apprécie particulièrement la belle couverture avec rabats et la typographie d’un bleu profond et doux, agréable y compris pour les notes en bas de page (nombreuses pour ce texte). Cette proximité est bienvenue pour aborder sereinement un texte de 117 pages seulement mais se fixant un programme ô combien chargé.
Le grand maître Comte-Sponville parle et écrit vraiment bien, et pour cela il faut lire ce petit opuscule – aussi pour le fond qui touche à des questions essentielles. On y découvre une théorie intéressante sur la naissance des religions, celles-ci partout présentes là où il y a des hommes ; on y voit la capacité d’analyser et de dire d’un professeur de philosophie, Alain, à l’autorité et à l’influence immenses à l’époque ; on y perçoit aussi les failles de jugement à travers la publication en 2018 de son « Journal inédit 1937-1950 », jetant le trouble par les écrits antisémites qu’il révèle chez cet homme de gauche, radical-socialiste, engagé, antifasciste... André Comte-Sponville se demande comment celui qui a si bien écrit sur la vérité, sur la liberté, a pu tomber – tout en se le reprochant – dans l’antisémitisme ?
Alain, athée convaincu, mais fortement attiré par les croyances et les jugeant indispensables par le récit, les rites qu’elles véhiculent, a poussé loin l’analyse des religions. De ce qui a pu être une barbarie des premiers âges, avec des sacrifices à des dieux obscurs et surpuissants, on aurait évolué vers un dieu unique s’intéressant enfin aux faibles humains, se plaçant de leur côté.
Impossible de résumer ici l’argumentation – claire, facile à lire – du philosophe Comte-Sponville qui synthétise la pensée du philosophe Alain, ce dernier théorisant la pensée de l’homme au cours des temps à l’aide de Spinoza, Descartes, Hegel, en passant par Platon et Nietzsche...
L’admiration de Comte-Sponville pour Alain est assumée, ce dernier ayant parlé des religions « avec empathie et profondeur » : « C’est qu’il y voyait comme des miroirs, où l’humanité se projette et se reconnaît. Aussi en parle-t-il avec empathie et profondeur : je n’ai rien lu de plus beau sur les religions de la nature (« Pan »), de l’homme (« Jupiter ») ou de l’esprit (judaïsme, christianisme). Et rien de plus juste, sur la laïcité. »
La première partie parle de la nature de l’homme : Alain considère toutes les religions comme des « fables », des « contes » ou des « images », mais constate qu’elles n’en sont pas moins « vraies à leur façon ». La morale serait le vrai de la religion et il juge que ce n’est pas rien.
La deuxième partie traite du passage de l’Homme à l’esprit, des anciens dieux de puissance jusqu’à l’avènement de l’esprit à travers le judaïsme puis le christianisme (et un nouveau dieu, faible, crucifié, humilié). Comte Sponville juge Alain « ambivalent » quant à cette hiérarchisation « de Hercule à Jésus » décrite parfois comme un progrès pour l’homme, un chemin vers une pensée de l’amour et non de la force.
La troisième partie sur la laïcité, l’universel et l’humanisme est très actuelle et utile car ces problématiques sont dans les débats de notre époque, avec des enjeux considérables. J’aime le rythme de ses phrases, par exemple quand il dit : « L’école laïque qui libère de l’Eglise, doit aussi nous libérer des puissances laïques elles-mêmes, c’est-à-dire des dirigeants qui veulent qu’on les croie, quand nous sommes là, au contraire, pour les contrôler. »
Enfin est abordé l’antisémitisme de Alain, révélé à travers la publication de son « Journal ». Contrairement à d'autres philosophes, Alain n’a jamais laissé d’indications pour ses papiers après sa mort, mais écrivain reconnu, il pouvait se douter de l’importance d’archiver ses propres pensées pour la postérité.
Il y a de la perplexité et de la tristesse chez André Comte-Sponville à cette découverte tardive car cet antisémitisme n’apparaît quasiment jamais dans l’œuvre publiée, chez ce philosophe humaniste et rationaliste, qui fut dreyfusard et adhérent à la Ligue internationale contre l’antisémitisme !
Alain de son vrai nom Emile-Auguste Chartier (1868-1951) est un philosophe et professeur de philosophie qui a joué un rôle important dans le monde des idées durant toute la première moitié du XXème siècle et surtout dans l’entre-deux-guerres. Son influence a été considérable, Julien Gracq, Jean-Paul Sartre, Raymond Aron ou encore Simone Weil – la philosophe – son élève, se sont nourris de sa pensée, y compris Michel Onfray et André Comte-Sponville, ceux-là même ayant publié leurs réflexions à la fois admiratives et attristées suite à la lecture du journal de l’écrivain...
Ce petit fascicule des éditions de l’Herne est parfait pour aborder la pensée de Alain. La pondération de ce grand philosophe actuel qu’est pour moi André Comte-Sponville aide à comprendre l’homme dans sa complexité. Mais ne jamais oublier que le principal est de penser par soi-même, c’est pour cela que je reste dubitatif sur les dernières pages de ce livre, pour moi bien troubles, quant à la question des rapports entre antisionisme et antijudaïsme, traité en un passage confus avec une succession d’expressions telles que « une forme de »... « prétendu tel »..., « sous prétexte ». Rien que cette question de l’antisionisme nécessiterait bien plus qu’un paragraphe approximatif, peu digne d’un ouvrage philosophique... Il est vrai que ce texte est publié à partir de la conférence donnée pour le 150 ème anniversaire de la naissance d’Alain, et que le débat « antisionisme/antijudaïsme » est hautement miné, influencé qu’il est par l’instrumentalisation et la mauvaise foi.
A côté de toutes ces informations j’ai envie de poser la question de la formation de nos opinions. Reposent-elles sur des éléments objectifs ? Les préjugés sont des compagnons têtus qui s’invitent souvent à notre table et s’incrustent quelquefois malgré notre volonté. A l’heure des réseaux sociaux, il nous faut apprendre à bannir fake-news et langue de bois. La philosophie et ce type de livre, exigeant mais abordable, cherchant à creuser le fond des choses, peut aussi nous aider dans cette recherche de vérité et c’est beaucoup.
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