«
Crémation » se déroule à Misent petite bourgade imaginaire, devenue une station balnéaire, représentative de toutes celles qui se sont développées le long de la côte orientale espagnole.
A l'origine et au centre de «
Crémation », Matias Bertomeu, décédé d'un cancer dont le corps repose à l'hôpital, en attente de sa
crémation veillé par ses deux femmes Angela et Lucia que cette occasion réunit.
Autour de lui tournoient différentes voix qui se déploient et vont se croiser au cours d'une journée, en 13 chapitres non numérotés, s'élevant soit de sa famille proche, soit en relation étroite avec elle par des liens professionnels, amicaux ou affectifs :
celle de Ruben Bertomeu, âgé de plus de 70 ans, frère ainé de Mathias, architecte qui rêvait de faire des logements sociaux et est devenu un entrepreneur sans scrupules qui construit des lotissements de luxe après s'être accaparé des terrains en n'hésitant pas à employer des moyens douteux et à s'allier à des mafieux russes.
Monica seconde femme de Ruben, bien plus jeune que lui
Ramon Collado lui-aussi à l'hôpital gravement brûlé suite à un accident qui ressemble à un règlement de compte. Lui-même lorsqu'il était l'homme de main de Ruben, son bras droit et son chef de chantier, « il savait user du feu purificateur, ce feu que quelqu'un a utilisé contre lui hier p 57
Silvia, fille de Ruben et d'Amparo sa première femme, restauratrice d'art spécialiste du Baroque, qui préfère son oncle Matias à son père avec lequel elle se heurte fréquemment. Elle est mariée à Juan Mullor professeur de lettres. Ils ont deux enfants Miriam et Felix
« Le succès pour mon père : être plus que les autres, occuper plus de mètres carrés au sol, monter plus haut, utiliser les meilleurs matériaux ; que ses pubs se voient mieux dans les journaux : pour une restauratrice, le prestige reste limité à un petit cercle de professionnels, c'est vrai. Mais, dit-elle, j'ai voulu être ce que je suis. p 133
Federico Brouard, écrivain nostalgique du passé, ami d'enfance de Ruben avec lequel il est désormais fâché alors qu'il était resté proche de Matias.
Federico et Matias se sont efforcer de rester fidèles à leurs idéaux révolutionnaires, ils ont résisté au mirage de l'argent. Mathias a évolué vers l'écologie.
Pour chacun, ce décès est l'occasion d'un retour sur le passé dans un dialogue intérieur qui décrit le reniement ou la perte de leurs désirs, de leurs rêves d'enfant et d'ados dans un monde pourri, cynique qui descend irrémédiablement vers l'abîme, un monde qui agonise ; l'autre intérêt de ce choeur étant de permettre le croisement d'une telle variété de thèmes et de points de vue que «
Crémation » parvient à embrasser la totalité de la vie en allant bien au-delà du seul état de désintégration d'une société.
« Un roman, c'est la vie condensée en un éclair, comme la nuit se condense dans une goutte de rosée, le germe de vie dans la goutte sanguinolente qui tache le jaune d'oeuf. La douleur de
Baudelaire ou du christ, toute la douleur du monde concentrée dans un certain nombre de mots rangés selon un ordre déterminé. p 417
Ce pavé, de 500 pages en format poche, déroutant par sa forme faite de longue digressions où se mêlent tous les sujets peut sembler indigeste au début. Mais on se laisse vite prendre, la respiration coupée, dans la nasse où tournoient et se débattent tous ces êtres qui se heurtent, ne se comprennent plus, finissent par se détester après avoir été amis, liés par l'intérêt ou la résignation, l'habitude.
Aucun n'est épargné par les autres mais il n'y a de la part de l'auteur pas de jugement.
Et puis pour les lecteurs qui aime découvrir d'autres auteurs il y a au cours de cette lecture des références à beaucoup d'écrivains dont
Baudelaire, Dumas,
Zola et
Balzac que Chirbes admire et d'autres comme
Max Aub, Broch, Luckacs, des espagnols tels Benitos Perez Galdos ou
Carmen Martin Gaite etc… Mais aussi à des peintres, des musiciens.
Si «
Crémation » est la réduction en cendre du corps de Matias c'est aussi un symbole du feu purificateur qui viendra assainir cette société qui s'est développée pendant la période de la démocratisation de l'Espagne, qui la réduira en cendres, feu qui avait aussi permis, à l'occasion, la récupération par des hommes comme Ruben des terrains qu'ils convoitaient, la spéculation et le bétonnage.
« Capitalisme crépusculaire qui ne croit pas à la continuité de la famille, à l'héritage et aux bénéficiaires ; résultat : comme je ne crois en rien, je bouffe tout, vive la boulimie. p 416
Il faut sans doute être boulimique aussi pour avaler «
Crémation », un livre qui ne se laisse pas facilement aborder mais dont on apprend à avoir faim. J'admets qu'il puisse rebuter plus d'un lecteur donc à chacun de décider ou non de s'y plonger.