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EAN : 9782362794209
304 pages
Alma Editeur (05/09/2019)
4.15/5   26 notes
Résumé :
Voici dix ans qu’Anne est morte. Clarisse, sa fille, étudiante à Sciences-Po, vit maintenant l’ « âge des possibles » mais peine à penser l’avenir. Elle voudrait aussi comprendre pourquoi sa mère sourit avec tant de bonheur sur une photo de groupe tout juste retrouvée dans les affaires de son père. C’était en Russie, avant sa naissance, alors que finissait l’URSS. De ce voyage, ne reste à la maison que le souvenir d’un Domovoï, nain du foyer cher aux Russes, malicie... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (19) Voir plus Ajouter une critique
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Livres - voyageurs-Square des Poètes- Porte d'Auteuil/ novembre 2022

Déjà plus 5 mois que j'ai lu ce roman, avec le plus grand plaisir.Lecture- cadeau surprise, l'ayant dénichée dans un lieu de livres- voyageurs où j'ai pris l'habitude de déposer moi-même des livres...


Je débute par un extrait introduisant bien l'objet insolite nous menant à l'élément perturbateur dans la vision d'une mère, Anne par sa fille, Clarisse, s'interrogeant sur cette femme décédée 10 ans auparavant... que finalement, elle connaît fort mal !

Elle retrouve cette dernière sur une vieille photo prise avant sa naissance et l'auteure de ses jours se trouve en Russie. Pourquoi ce pays, alors qu'elle-même est née en France ?

Elle va partir en quête, en Russie pour enquêter sur cette partie de la vie maternelle, qui l'intrigue et qui lui est totalement inconnue...Vont s'alterner successivement le récit de la vie quotidienne en Russie d'Anne dans les années 1990 et celle, 20 ans plus tard de Clarisse, retrouvant des amis d' Anne de l'époque....les interrogeant sur cette" mère " mystérieuse !

Le récit va alterner et se dérouler sur plus de 20 ans: de 1993 à 2015 !

"Prologue

Paris, avril 2015

(...) La plupart du temps, les familles vivent en paix avec leur domovoï.Le nôtre s'est bien moqué de nous: il s'est barré avec Maman.(...)C 'était un domovoï; il était russe et nous sommes français. Maman aussi était française. Elle avait importé le domovoï de Russie quelques années avant la naissance. Une sorte de nain barbu, griffu, au regard oblique dont la reproduction sur d'anciens livres en cyrillique me gardait éveillée jusque tard dans la nuit.J'espérais à ne jamais le rencontrer pour de vrai.
(..) Chez nous, en France, le domovoï était totalement déplacé. Mais Maman insistait le domovoï était l'esprit de notre foyer, nous protégeait ; je devais le nourrir et le chérir, en somme l'adopter."

Cette fille fait Sciences-Po ; elle est au début de sa vie d'adulte et s'interroge sur son avenir; ce road- movie sur la propre jeunesse de sa mère dans un pays inconnu a-t-il il l'aider à y voir plus clair .
.dans son propre parcours ?
...

On va être pris dans le suspens et dans les descriptions des transformations, et des vastes contradictions d'un pays aussi fascinant que perturbant !
Le récit est alerte, très dynamique ; on est happé par la fascination de Clarise, finalement très imprégné de ce pays que sa mère a tellement aimé et qu'elle lui a indubitablement inoculé plus ou moins consciemment.Personnages aussi contrastés, ambivalents que généreux, accueillants dont une grande amie et un premier Amour d'Anne...
Ainsi les questions affluent et l'enquête progresse...

"Moscou, 2015

- Les étoiles rouges réinvestissent notre espace, continue Goharik, une symbolique de la puissance dont les Russes se régalent. Ils ont oublié qu'elles symbolisent la peur, la peur du pouvoir, la peur de dire ou d'écrire ce que l'on pense...On ne discute plus de la liberté, conclut- elle.Il n'y a plus de cuisines à Moscou, plus de tables de cuisine autour desquelles s'attabler et discuter des heures en se passant sous le coude des livres interdits.Tous ceux qui avaient de la place ont refait leur salon à l'occidentale, avec une cuisine à l'américaine. Maintenant, la politique est un sujet tabou qu'on évite d'aborder en famille.Ceux qui refusent l'ordre établi s'en vont.On se vide de notre sang, ajoute Goharik. "

Je lisais cette auteure pour la toute première fois et cela a été un vrai coup de coeur, riche en informations, observations fines et émotions
intenses !
À la fois la description fine d'un pays , la Russie, terre des contrastes, par excellence...et l'éclaircissement d'une histoire familiale attachante et remplie, elle- même de contrastes et de zones d'ombres !

"Paris, avril 2015

Dans ma famille, on n'aime ni les Rouges ni le rose, seulement le bleu marine, alors même si l'URSS avait vécu, on se méfiait encore de ce pays qui avait scindé Berlin, l'Allemagne et l'Europe en deux. Maman à vingt et un ans s'était aventurée aux confins de l'Histoire pour apprendre le russe. Et n'en était pas revenue indemne."

Un très beau texte qui exprime fort bien la fascination d'une mère et d'une fille pour la grande Russie, à 20 ans d'intervalle. On sent , simultanément, profondément l'attachement de l'auteure pour ce pays, tout en gardant toute sa lucidité sur les abus et dérapages de la gouvernance poutinienne...et ceci, plus de 3 années avant l'attaque de l'Ukraine par le le "tyran", Poutine...

Cette Russie, fabuleuse terre de contrastes...qui ne peut attirer que des sentiments extrêmes...À la lecture de ce récit...on reste aussi en empathie avec les très nombreuses difficultés quotidiennes des russes, de la population se débattant avec les aberrations de l'état, les pénuries diverses et les corruptions galopantes !






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Julie Moulin nous embarque sur les traces de ses deux héroïnes : une fille, Clarisse et sa mère Anne, au coeur de la Russie, à Moscou où elles ont chacune séjourné à deux époques différentes. le récit va naviguer en alternance de 1993 à 2015.
Le voyage commence avec Nicolas Gogol :
« Quel charme étrange, quelle fascination, exerce le mot voyage ! »
Il se poursuit sous la bénédiction / sous les auspices du domovoï (esprit de la maison) mais aussi sous l'influence d'Amma, « gourou indienne ».

Dans le prologue, on apprend que la mère de Clarisse est disparue depuis dix ans. Pour Clarisse, «  le domovoï », ce petit lutin, n'a pas rempli son rôle protecteur du foyer puisqu'il a pris la tangente avec sa mère.
Que s'est-il passé ?

En 1993, on suit l'installation d'Anne à Moscou, désireuse de parfaire ses connaissances de la langue russe. Elle est confrontée aux obstacles administratifs. Julie Moulin peint cette Russie où l'argent, les dollars, le bakchich, un parfum peuvent ouvrir des portes interdites. Ostracisée par les «  Kommandanty » de l'internat, Maria, directrice d'école , décide de l'héberger et la «  traite en princesse », si honorée de recevoir une Française. "En Russie on sait faire preuve d'hospitalité.". L'appartement est exigu mais accueillant.Toute la famille vit regroupée dans la cuisine où elle écoute la radio ou regarde la télé. En cadeau de bienvenue et de porte-bonheur, elle reçoit une poupée ou plutôt « une sorte de lutin fait de paille et de rafia ». " Elle se fond dans le moule familial", telle une fille au pair.
Serioja, le fils de Maria, aux vastes connaissances lui fait visiter Moscou aux week-ends, mieux qu'un guide. Il se montre « affable, prévenant », « la couvre de bienfaits» mais s'absente pour « business ». Anne trompe ce manque en retrouvant « les expats » dans les bars. Elle y fait la connaissance de Guillaume qui n'a pas la même fascination pour le pays tout en étant « féru de son histoire et de sa littérature ». La narratrice autopsie ses relations amoureuses et livre des pages sensuelles, pleines de délicatesse, rappelant la plume d'Elisa Shua Dusapin.
Seule, elle s'aventure dans le métro et peut constater le contraste entre le luxe et la misère.
En 2015, c'est Clarisse, Sissi pour son père, étudiante à Sciences-Po, qui à son tour veut se perfectionner en russe, comme le fit sa mère. Elle veut aussi percer le secret de la photo retrouvée qu'elle conserve sur elle. Pourquoi la présence de son père. ? Ce père qu'elle décrit comme « honnête et droit, cachottier, bonimenteur, et fiable.
Ce père qui trouve qu'il « ne fait pas bon vivre pour une femme en Russie », et envisage pour sa fille plutôt Londres et «la City » pour son année à l'étranger.
« London is THE place to be », répète Clarisse comme un mantra, façon de s'en persuader, pourtant elle change soudain d'avis et se projette en Russie.
Sans l'avouer à son père, elle veut retrouver le fantôme de cette mère évaporée.
Un père qu'elle vouvoie, avec qui le vrai dialogue est difficile. Toutefois, grâce à ses connaissances, il lui trouve où loger à Moscou : chez Goharik, qui n'est autre qu'une amie de la mère lors de leurs études. Va-t-elle réussir à lever l'omerta sur le secret familial qui entoure la disparition de sa mère. ?
Elle va questionner à la fois sa logeuse et Tamara (une autre amie proche de sa mère). La photo mystère est son sésame pour tenter de faire éclater la vérité, son père restant sourd à ses interrogations. On devine son maelström dans sa façon d'apostropher la disparue : « Maman, avais-tu rencontré quelqu'un d'autre ? ».
Julie Moulin réussit à happer son lecteur, qui guette comme la narratrice les réponses de ces deux femmes, avide, lui aussi, de percer l'énigme qui mettra fin aux non-dits.

Les deux héroïnes semblent avoir contracté durant leur séjour initiatique ce « pofigisme » dont parle Sylvain Tesson dans un de ses romans (1), à savoir « cette résignation joyeuse face à ce qui advient », une façon de s'abandonner à vivre.

La romancière dépeint la condition féminine d'autrefois en URSS (prostitution), les conditions de vie difficiles (pénurie, indigence, alcoolisme), la coutume du 8 mars, jour où l'on célèbre la femme. Elle restitue parfaitement comment « l'étrangère » est perçue, comment Anne « se met au diapason du pays où seul le présent compte ». Inversement elle rend compte de l'étonnement de Goharik, d'origine arménienne, découvrant l'opulence des magasins à Paris. de nombreuses comparaisons sont faites entre les deux capitales. Julie Moulin s'attarde sur l'habitat en Russie, elle décrit les logements vétustes (eau rouillée), zoome sur les fils dénudés, les graffitis, les marches délabrées. Elle nous met l'eau à la bouche avec les « syrniki, les bouterbrody ».

En filigrane, Clarisse étudiante à Sciences-Po fait allusion à la figure de l'ex-directeur («homo la nuit, hétéro le jour »). Elle évoque les stigmates des attentats de 2015 ainsi que les rassemblements « Je suis Charlie », rappelle la guerre en Ukraine, l'ère du communisme, les "Pussy Riots", Chernobykl...
Le récit, en trois actes, nous immerge dans une diversité de musique russe : le rock avec le groupe Kino , plus classique avec Chostakovitch, et plus populaire avec ce chant soviétique « Les soirs de Moscou » que l'écrivaine Svetlana Alexievitch cite dans « La fin de l'homme rouge »,ou encore la chanson de Viktor Tsoï.
Différents arts défilent : le cinéma russe avec Zviaguintsev, l'opéra de Boris Godunov au Bolchoï, la peinture de Chichkine et de Kouïndji, les icônes de Roublev.
La romancière nous donne envie de nous plonger dans la littérature russe (Gogol, Tolstoï, Boulgakov, Tchekhov…), meilleure façon de comprendre un pays.
Elle se révèle une guide hors pair avec qui on se prélasserait volontiers dans le parc Gorki, sur les bords de la Moskova, après avoir arpenté les musées dont la galerie Tretiakov. Lieu où Clarisse fait une rencontre improbable, très émouvante !

Julie Moulin décline un amour inconditionnel pour la Russie où elle a séjourné comme ses protagonistes. En polyglotte, elle nous offre quelques rudiments de russe (spassibo = merci, pochli= en route), distille aussi de l'anglais (« target », « free hug »), et même du sanskrit: " Lokah Samaastah.Sukhino Bhavantu". (2)
Elle signe un récit enjoué, enrichissant, dans une écriture alerte, pleine d'humour.
Un roman double, dépaysant, prenant, sous forme de matriochka, qui permet de voir la métamorphose du pays de « Pouchkine à Poutine », de mieux appréhender l'âme slave chère aussi à Sylvain Tesson. Souhaitons à l'écrivaine de voir ses rêves se réaliser : être traduite en russe, être invitée dans une Alliance française !

(1) «  S'abandonner à vivre » de Sylvain Tesson, Gallimard.
(2) Mantra d'Amma: " Puissent les êtres du monde entier être heureux."
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J'ai beaucoup aimé domovoï . Roman initiatique, dépaysant, il a eu pour moi un petit parfum nostalgique. (Tout comme Anne, j'ai suivi un semestre à l'étranger pendant les années 90.)
Son histoire : 2015, Clarisse, 20 ans, étudiante à Sciences-Po, découvre une photo des années 90 de sa mère Anne, décédée 10 ans plus tôt. Mais qui est cette femme ? Clarisse peine à la reconnaître, tant ce franc sourire qu'elle arbore lui est méconnu. Une photo prise en Russie, avant sa naissance. Elle décide alors de partir à la recherche de cette inconnue, de sa mère... à Moscou.

Roman d'apprentissage, nous suivons Clarisse dans les pas d'Anne, en quête de son passé, de cette femme au sourire éclatant si différente de celle de ses souvenirs. Celle sur qui plane un mystère que son propre père paraît entretenir soigneusement. Mais bien sûr, c'est aussi en quête d'elle-même que Clarisse part.

Roman choral, il alterne le récit des voyages de la mère et de la fille vingt ans plus tard. Julie Moulin y esquisse le portrait amoureux d'une envoûtante Russie, belle, mystérieuse, mais aussi cruelle et insaisissable, un périple sur les traces d'un domovoï, cet esprit protecteur du foyer « malicieux et bougon ». La plume de l'auteure est à la fois délicate, comme les sentiments amoureux des deux protagonistes, et abrupte comme peut l'être cette nation avec les siens. Les pages de l'histoire de la Russie se tournent avec celles du roman. En 1993, ce grand pays qui cherche à se reconstruire après la chute de l'URSS émerveille Anne, il bouleversera et laissera parfois dubitative sa fille 20 ans plus tard. Mais à chaque mot, le lecteur peut sentir tout l'amour que l'auteure lui porte.

Conté par Anne, le séjour russe a un charme magnifié, une langueur slave et pour moi un goût de madeleine de Proust. Avec Clarisse, il a en plus ce côté facétieux et fantasque, insufflé par un domovoï qui se joue de nous, caché entre les pages.

Julie Moulin nous offre un magnifique récit chargé des secrets de l'Histoire d'un pays, des non-dits de l'histoire d'une famille. Je vous promets c'est un roman à découvrir d'urgence ! Pour cela, suivez le domovoï ; il est petit, poilu et barbu, les russes pensent qu'il vit derrière leur four, avec Julie Moulin, il galope tout simplement d'un paragraphe à l'autre …

Un grand merci à la maison d'édition Alma et à Babelio pour cette masse critique.
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Anne et Clarisse à Moscou

En imaginant une fille revenir vingt ans après sa mère à Moscou pour y apprendre le russe et retrouver un passé enfoui, Julie Moulin nous offre aussi de découvrir un ville et un pays, loin des clichés.

En conclusion de ma chronique sur Jupe et pantalon, le premier roman de Julie Moulin, j'écrivais : «on prend un plaisir certain à suivre Agathe. Comme on prendra, j'en suis persuadé, le même plaisir en suivant le prochain roman de Julie Moulin. Une belle plume comme ça a sûrement plus d'un tour dans son sac!» En refermant domovoï, je ne peux que confirmer cette prémonition. D'autant que son «roman russe» est aussi un peu le mien. J'ai en effet séjourné à Moscou en 1995 puis y suis retourné en 2015, soit à peu près aux mêmes dates que celles évoquées par Julie Moulin et je peux vous confirmer que les ambiances et le climat sont parfaitement bien rendus dans le livre.
À l'image de la ville que découvre Anne en 1993, on sentait à la sortie de l'époque communiste une sorte de frénésie faite à la fois d'envie et de crainte. Un besoin construire une ville moderne sans toutefois disposer des infrastructures et ce fossé grandissant entre ceux qui ont très vite intégré les règles de l'économie de marché et toute cette frange de la population laissée pour compte et dépassée par une «liberté» qui se limitera pour eux à tenter de survivre à cette jungle.
En revanche, en 2015, l'époque à laquelle Clarisse, la fille d'Anne, arrive en Russie, Poutine a changé les mentalités: «Rambo comme tu l'appelles, promet au peuple russe de restaurer sa puissance, d'être à nouveau fier de sa patrie. Il y a encore cette idée que la Russie puisse suivre une voie de développement unique.» L'Empire contre-attaque! Une fois planté le décor – essentiel – de ce roman, nous allons aller vers l'intime, à la recherche de cette mère qui a brutalement disparu et dont il ne reste qu'un vague souvenir et quelques photos, notamment avec son père et le groupe d'étudiants qui l'accompagnait à l'époque: «Je suis un souvenir avant d'avoir vécu. Je ressemble à l'absente.»
Julie Moulin a habilement construit son roman en passant alternativement de 1993 à 2015, nous offrant de comparer les deux époques, les deux parcours, avant que Clarisse ne découvre, en rassemblant des témoignages de ses amis de l'époque, que l'histoire que son père lui a racontée et celle qu'elle avait imaginée ne correspondait pas à la vérité. Mais n'en disons pas davantage, de peur de déflorer le joli suspense autour de l'histoire familiale, de la rencontre d'Anne et de Guillaume, qui effectuait alors un stage à l'Ambassade de France avant d'intégrer un cabinet d'avocat à Paris.
Ajoutons simplement combien l'expérience est riche pour Clarisse qui, en quelques semaines va beaucoup apprendre, s'appuyant pour cela sur la littérature et l'histoire qui, dans ce pays, sont indissociables. Comme Anne qui préférait passer ses soirées avec ses nouveaux amis russes plutôt qu'avec le clan des expatriés, Clarisse va se nourrir de cette culture: «Il en est de nos vies personnelles comme de la mémoire collective: nous avons besoin pour grandir du passé et de ses traces.»
Le domovoï, l'esprit protecteur de la famille et du foyer, ne peut que s'incliner devant cette volonté et cette passion que Julie Moulin a joliment réussi à nous transmettre.


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Imaginez : vous faites changer la porte de votre appartement. Oui, vous avez décidé d'investir dans une porte blindée. Ça coûte un bras ces petites choses-là… Deux ouvriers arrivent enfin avec votre nouvelle porte. Ils enlèvent l'ancienne, celle qui ne vaut pas un kopeck et disparaissent avec... la porte blindée qui vaut de l'or  ? Non ! Avec la vieille, juste bonne à être jetée ! Et vous restez là, ahuri, sur le seuil de votre appartement désormais ouvert au tout-venant, avec une porte blindée aussi rutilante qu'inutile posée contre le mur décrépi de la cage d'escalier…
Eh bien, sachez-le, vous touchez là quelque chose qui relève du non-sens, de l'absurde, de l'irrationnel, peut-être même du mystère, en deux mots, de l'âme russe.
C'est précisément, je crois, ce que Julie Moulin a tenté d'approcher dans « domovoï », cette fameuse « âme russe » si difficile à cerner sans que nous ayons sans cesse l'impression d'être toujours un peu à côté, fondamentalement étrangers à ce monde assujetti à des années de tsarisme, puis de communisme dont on ne sort pas indemne, loin de là, mais qui ne permettent pas non plus de définir ce qu'est un peuple devenu.
Et cette fameuse et quasi indéfinissable « âme russe », eh bien, j'ai eu le sentiment de la sentir, de l'approcher, voire de la toucher du bout des doigts, tout au long de ce roman que l'on avale d'un trait (comme un p'tit verre de vodka en temps de confinement!) tellement on est pris par ses personnages.
Le sujet en deux mots : Clarisse, étudiante à Sciences-Po, décide de faire un voyage d'études en Russie sur les traces de sa mère, décédée dans un accident. En effet, tout comme elle, la jeune femme est fascinée par ce pays et elle a le sentiment qu'en y séjournant, elle pourrait peut-être mettre des mots sur des silences et des non-dits que son père refuse de dissiper par le moindre début d'explication susceptible de mettre un peu de lumière sur ce que fut cette mère et ce qu'elle vécut lors de ce voyage fondateur.
Clarisse est donc à la recherche de celle dont elle a hérité, corps et esprit, et dont elle ne sait rien ou presque… Et les tâtonnements de Clarisse en proie à cette quête des origines sont extrêmement touchants : on sent à quel point la jeune fille a besoin de combler des vides pour enfin pouvoir tenter de se construire.
Nous lisons en alternance le périple de la mère puis celui de la fille dans ce pays où, malgré les vingt ans séparant les deux époques et les nombreux changements ayant suivi l'ouverture à la société de consommation (qui, paraît-il, rend les gens heureux), on a l'impression que fondamentalement, les choses n'ont pas vraiment changé : pénurie récurrente, logements vétustes, alcoolisme, chômage, misère, machisme, toujours la même débrouille, le même recours à la ruse si l'on veut survivre, à tel point que certains Russes éprouvent même de la nostalgie pour l'ère soviétique !
Bon, ce que nous dit aussi Julie Moulin, c'est que la Russie, on aime ou on n'aime pas. Pas de juste milieu, pas d'eau tiède.
Moscou, objectivement, n'est pas la plus belle ville du monde (oui d'accord, le Kremlin, la Place Rouge etc etc...) Eh bien, Julie Moulin, Clarisse et Anne en sont folles.
Ajoutez-moi sur la liste. Je n'y ai jamais mis les pieds, je vais rattraper ça bien vite. Et je sais que j'aimerai tout là-bas. Je me pâmerai devant les immeubles délabrés, les trottoirs défoncés par le gel, les parcs poussiéreux, les enseignes criardes et les chopes bling-bling à l'effigie de Rambo-Poutine. Je le sais d'avance, le glauque, le terne et le lugubre enchanteront chacune de mes déambulations. J'aime ce pays que je ne connais que par la littérature et aussi peut-être parce qu'il y a fort longtemps, au début du siècle, mon arrière-grand-mère, née Véra Bobrov, quittait la ville de Serpoukhov pour la France…
Si j'ai connu Véra, j'étais bien trop petite pour qu'elle ait pu me transmettre quoi que ce soit… Quant à ma grand-mère, elle est morte tellement jeune que mon propre père et ses frères en ont été privés… Et pourtant, je reste bien persuadée que cette « âme russe » ne m'est pas étrangère… Une part de moi vient de là, d'un pays que je ne connais pas.
Et précisément, domovoï m'a permis d'y entrer un peu plus, de rencontrer des Maria Grigorevna et des Serioja avec qui j'espère bien, un jour, trinquer et retrinquer et faire quelques pas aussi, du côté de Souzdal peut-être, entre les petites maisons peintes en bois et une jolie forêt sortie tout droit d'un tableau de Chichkine…
En attendant, le très beau texte de Julie Moulin m'a permis de partir en « âme russe », un beau pays dont on ne revient jamais vraiment…
Lien : http://lireaulit.blogspot.fr/
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Moscou, février 1993
Quand elle arrive pour la première fois à Moscou, quand elle débarque à l’aéroport de Cheremetievo, la mère de Clarisse est encore très jeune. Elle a vingt et un ans. L’URSS s’est effondrée deux ans plus tôt. L’année de son bac, c’était le mur de Berlin qui tombait. La jeune femme entre dans la vie adulte sans aucun repère. Ce qu’elle a appris à l’école est déjà obsolète.
Elle tient serré dans le creux de sa main son passeport dont elle a fait plusieurs copies enfouies dans ses différents bagages. Elle piétine, une file interminable s’est formée au niveau du contrôle des papiers d’identité. Derrière elle, quelqu’un affirme que les étrangers se font parfois refouler. La plupart des passagers sont des Français, des hommes d’affaires attirés par le nouvel Eldorado russe. Il y a aussi quelques Russes issus de l’immigration, et encore cette classe de collégiens bruyants que la mère de Clarisse observe et dont elle est une version à peine plus âgée. Ils sont les premiers à présenter leurs passeports.
Elle porte une main à son ventre. Dans l’avion, elle n’a pas touché au plateau repas à cause d’une contracture à l’estomac, une crampe qu’accentuait un parfum écœurant d’aneth, cette odeur que plus tard elle sentira chaque fois qu’elle ouvrira un frigo à Moscou. Encore un spasme et ce battement violent dans la poitrine ; la mère de Clarisse sort de sa poche l’un des deux sacs à vomi qu’elle a subtilisés pendant le vol. Elle y glisse son billet d’avion.
On se rencogne dans les manteaux. Le bâtiment dans lequel elle a débouché à la descente de l’avion ne ressemble en rien à l’aéroport Charles-de-Gaulle, tout de verre et de blanc. Un antagonisme clair-obscur étonne les touristes occidentaux habitués aux réclames publicitaires et au sourire des hôtesses. Cheremetievo, c’est tout à fait autre chose : du gris, de l’espace vide, un monde austère. La mère de Clarisse tire sur les manches de son pull et enroule ses deux poings dedans, l’un agrippant fermement son passeport, l’autre la poche en papier. Un courant d’air glacial souffle sur la nuque des passagers.
Elle patiente au niveau de la rainure jaune qui délimite la zone de contrôle des passeports en tapant du pied. Elle porte des chaussures de randonnée, celles qu’elle a utilisées l’été dernier pour parcourir les Alpes. C’est à son tour d’avancer. Derrière une vitre en plexiglas sale, une femme en uniforme kaki la toise avec quelque chose de mort dans le regard.
— Anne Laforêt ?
Elle ne répond pas immédiatement. On la penserait sourde. Ou bien c’est la peur qui la paralyse. La femme en kaki répète ses nom et prénom en lui jetant maintenant un regard si glacial qu’on croirait qu’elle procède à un interrogatoire. C’est comme si la mère de Clarisse était coupable d’un délit. Aucun sourire, pas même une douceur dans le regard chez cette femme qui s’impatiente et toque du poing au plexiglas. Anne répond enfin : Da ; oui, Anne Laforêt, c’est bien elle.
La Russe la dévisage longuement tandis que de l’index elle tourne avec lenteur les pages du passeport. Enfin elle arrête son ennui sur la page du visa et y abaisse son regard. Puis elle ouvre la porte de sa cabine et en sort pour héler une collègue, qui introduit son corps massif dans le réduit. Elles examinent à deux le passeport. Le regard vert émeraude d’Anne se trouble. Les Russes quittent la cabine.
Leurs propos sont inaudibles, même à quelqu’un maîtrisant leur langue. À leurs mines, on peut seulement s’imaginer le pire. Une rumeur enfle derrière Anne. L’attention des passagers est maintenant tout entière dirigée vers l’incident ; on émet des commentaires divers, sans jamais s’adresser directement à la jeune Française. Anne attend. Elle est seule. Les Russes se sont éclipsées derrière une porte.
Attendre. Anne est restée des heures debout dans le vent et sous la pluie devant l’ambassade de Russie à Paris avant d’obtenir ce visa dont les gardes-frontières font à présent grand cas. À trois reprises, elle a piétiné dehors avec d’autres touristes. Elle était les deux premières fois accompagnée de sa mère. « Les Russes sont des malotrus de père en fils depuis que leur aristocratie s’est exilée en 17. Quelle idée, ce voyage ! » fulminait celle-ci tout en grelottant dans son étole de cachemire. Pour leur premier essai, les deux heures matinales dévolues à la délivrance des visas s’étaient écoulées le temps qu’elles fassent la queue ; on avait rabattu le rideau de fer du guichet sous leur nez. Lorsqu’elles se présentèrent aux grilles du bâtiment diplomatique pour la deuxième fois, ce fut donc dès l’aube. Elles parvinrent au guichet à temps mais essuyèrent un refus. Il manquait une police d’assurance. Anne pour finir revint sans sa mère, elle s’arma de patience et obtint son visa, sans savoir qu’en Russie attendre et faire la queue constituait le lot de tout un chacun, non pour voyager mais simplement pour se nourrir.
Elle est en Russie. Elle touche au but. Il faut juste attendre le retour des deux Russes. Les voici justement, assurées sur leurs chaussures de mauvaise confection, fortes de tenir en main le destin d’une passagère parisienne. Elles aimeraient sans doute pouvoir s’y rendre, à Paris, arpenter les Champs-Élysées dans de meilleurs souliers. À défaut de pouvoir s’évader, elles usent et abusent du pouvoir de tamponner ; en Russie, il suffit parfois d’avoir de l’encre et un bon coup de main pour régner et posséder.
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Moscou, 2015

- Les étoiles rouges réinvestissent notre espace, continue Goharik, une symbolique de la puissance dont les Russes se régalent. Ils ont oublié qu'elles symbolisent la peur, la peur du pouvoir, la peur de dire ou d'écrire ce que l'on pense...On ne discute plus de la liberté, conclut- elle.Il n'y a plus de cuisines à Moscou, plus de tables de cuisine autour desquelles s'attabler et discuter des heures en se passant sous le coude des livres interdits.Tous ceux qui avaient de la place ont refait leur salon à l'occidentale, avec une cuisine à l'américaine. Maintenant, la politique est un sujet tabou qu'on évite d'aborder en famille.Ceux qui refusent l'ordre établi s'en vont.On se vide de notre sang, ajoute Goharik.

( p.222)
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INCIPIT
Paris, avril 2015
La plupart du temps, les familles vivent en paix avec leur Domovoï. Le nôtre s’est bien moqué de nous : il s’est barré avec Maman.
Il n’avait pas dû supporter le déménagement. Je ne parle pas des déménagements intra-muros, du petit appartement de la rue Guérin à celui, bien plus grand et plus lumineux, de la rue Leconte-de-Lisle, cet appartement dans lequel j’habite toujours avec Papa. Non, notre Domovoï n’avait tout simplement pas supporté l’immigration. Ou bien l’expatriation. Enfin, je ne sais pas. C’était un Domovoï ; il était russe et nous sommes français. Maman aussi était française. Elle avait importé le Domovoï de Russie quelques années avant ma naissance. Une sorte de nain barbu, griffu, au regard oblique dont la reproduction sur d’anciens livres en cyrillique me gardait éveillée jusque tard dans la nuit. J’espérais à ne jamais le rencontrer pour de vrai.
Elle l’avait importé, c’est ça. Un Domovoï ne serait jamais venu en France de lui-même. Encore moins à Paris. Il n’y a pas de poêles traditionnels derrière lesquels se cacher ni d’écuries pour jouer des tours aux habitants, ensuite, et tout bêtement, ici personne n’entend rien aux histoires de Domovoï. Chez nous, en France, le Domovoï était totalement déplacé. Mais Maman insistait. Le Domovoï était l’esprit de notre foyer, il nous protégeait ; je devais le nourrir et le chérir, en somme, l’adopter.
Elle avait des lubies comme ça, Maman, des foucades et des idées extravagantes. C’était comme vouloir dépiauter du hareng séché en plein jardin du Luxembourg. Il fallait la voir, Maman, comme elle déroulait journal et couverture, les genoux repliés sous sa jupe, avec sa bière et son poisson ; tout un cérémonial. Le hareng arrivait bien enserré de sa Baltique dans du papier journal, des éditions couvertes de caractères cyrilliques de manière à garder toute sa saveur, son arôme de là-bas. Ce hareng, il me tournait la tête et me retournait le cœur. Je l’aurais bien caché et offert au Domovoï la nuit suivante. Les Russes font ça, ils laissent sur la table de la cuisine de quoi nourrir leur Domovoï, des offrandes alimentaires à l’esprit du foyer pour se garantir une vie paisible. Maman me disait de lui offrir un verre de lait. Ou du pain salé enroulé dans un drap blanc. Je suis certaine que le Domovoï aurait préféré le hareng séché. Ils viennent du même endroit, non ?
Elle était empêtrée dans ses contradictions, Maman. Encore, si elle avait été russe, on aurait pu lui concéder une folie légitime, la nostalgie du pays natal, mais aussi loin que remonte notre arbre généalogique, il n’y a pas traces de racines slaves. Maman s’était faite russe, comme ça, un jour, toute seule ; elle s’était désignée par la force de sa volonté un pays d’adoption. Maman était si empêtrée dans ses contradictions qu’elle m’a bizarrement prénommée Clarisse. Ce prénom, personne ne le porte en Russie.
Quoi qu’il en soit, moi, je l’aimais, Maman. Je me souviens de ses mains fines aux ongles vernis dépeçant avec la délicatesse qu’on donne aux caresses le maigre poisson. Maman a disparu il y a dix ans.
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Moscou, avril 1993

Au Bolchoï, ce soir là, on jouait " Boris Godounov".L'opéra de Moussorgski fait partie du répertoire classique tant russe que soviétique. C'est la version réorchestrée par Rimsky- Korsakov et mise en scène en 1948 qui est présentée une à deux fois par mois dans ce théâtre. (...)
Guillaume raconte combien cet opéra, quelle que soit l'époque, reflète l'essence de ce pays: un pouvoir autoritaire assénant sa violence sur un peuple exsangue et servile.Selon Guillaume, " Boris Godounov" n'a jamais été autant d'actualité. Les Russes sont encore un peuple en haillons à la merci d'une poignée de nouveaux riches, sauf que ces derniers, au contraire de Boris, ne sont pas assaillis par le remords.

( p.139)
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Paris, avril 2015

Dans ma famille, on n'aime ni les Rouges ni le rose, seulement le bleu marine, alors même si l'URSS avait vécu, on se méfiait encore de ce pays qui avait scindé Berlin, l'Allemagne et l'Europe en deux. Maman à vingt et un ans s'était aventurée aux confins de l'Histoire pour apprendre le russe. Et n'en était pas revenue indemne.

(p. 51)
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