JEAN-MARIE PLANES Sud Ouest 22 mars 2015
Dans le village de Landon, à l'extrême nord de la France... » Peut-être le personnage principal de «
La Fille », roman d'Éric Marty, apparaît-il dès l'incipit. Ne cherchez pas Landon sur une carte. C'est un village littéraire. Situé aux frontières (certains noms, Mme Wicke, M.Schwul sonnent fla- mand, sonnent allemand), avec sa ville haute, sa ville basse, l'église qui eut son suisse, le lavoir aux anciens battements, avec sa rue Longue, sa rue au xClous, sa place des Aires,son allée des Noyers, et même (qui peut s'y aventurer ?) sa ruelle aux Serpents, labyrinthe plein d'« angles morts, de coins aveugles » propices aux commérages ou aux baisers, avec son auberge isolée, moitié bistrot, moitié bordel, avec son silence quipèse,qui étouffe, Landon appartient au XIXe siècle. À la tradition na- turaliste. « La crasse tapisse désormais ma bouche.Elle est devenue en un instant un‘‘goût''dont on veut se débarrasser.Elle est devenue le goût de Landon. le goût de tous les Landonnais.» Sommes-nous chez
Zola? «Le lundi soir est jour de lune,dit-on dans les chaumières. » Sommes-
nous chez
Maupassant ?
Minable curée
À Landon, lieu vague, en un temps incertain(il arrive au narrateur de se demander, quand l'instituteur évoque la guerre,s'il parle de 70,de 14 ou de 40),deux écoliers sont amis.Voire plus, puisque ce narrateur dont on sait peu de chose–des parents pâles et fades, une délicieuse et exotique voisine, MmeKhalifa – subit, depuis l'enfance, la fascination exercée par Claudie. Ce prénom de fille n'est pas celui de l'état civil. Mais Claudie est- elle une fille, égarée pour sa perte parmi les garçons ? Tout au long du récit, parlant de Claudie, le narrateur-copain use du pronom «il»,ou, indifféremment du pronom «elle». Les longs cheveux blonds, les yeux
« L'écrivain, avec beaucoup de subtilité, et une aimable rouerie, joue sur l'incertitude des villageois, du narrateur, du lecteur »
clairs (
Rimbaud parlait du «bleu regard qui ment »), la peau satinée, la voix, la voix surtout, «tout en arabesques, en dentelle, faite de petits brillants»,sont féminins.Les mines aussi, les peurs, le mutisme accoutu- mé, la grâce. Oui, vite, dans les rues, à l'école, Claudie est «
la fille ». L'est- elle vraiment ?
L'écrivain, avec beaucoup de subtilité, et une aimable rouerie, joue sur l'incertitude des condisciples, des villageois, du narrateur, du lec-
teur : « Tu t'intéresses à moi parce que tu crois, comme les autres, que j'ai une fente en bas du ventre.» Mais non, ça n'est pas cela qui nous inté- resse. Ce récit ne saurait être(ou pas simplement) une série de variations émouvantes, effrayantes, sur les genres, leurs ambiguïtés, leur transla- tion. C'est une histoire qui fait peur. Une fiction où s'entrelacent les dé- sirs, les faiblesses et les lâchetés ordinaires,la haine quotidienne.Une
histoire de poursuite idiote,de minable curée, d'agneau immolé.
Depuis toujours, à Landon, Claudie est «la proie,le joli gibier».Le fut-elle réellement pour M. Schwul, ce professeur si étrange,mythomane que vénère le narrateur ? Innocent ou coupable, M.Schwul ira rejoindre la troupe des victimes du Mal.
Maupassant?Tout ce drame s'inscrit dans l'héritage, terrible et glorieux, de
Bernanos. Claudie c'est mouchette, aussi attendrissante, plus perverse. C'est une mouchette qui serait, comme le narrateur, comme les Landonnais, comme les frères Palacio,ces pitoyables Dalton de l'infamie, au service des forces mauvaises. Celles-là qui oeuvrent dans ce monde pour perdre l'enfance, les frais émois du trouble amoureux, les hésitations sur l'identité sexuelle, la confiance dans les vieux maîtres, pour achever les villages à demi morts, leur église, leurs ruelles, leur lavoir.
Abondant en scènes fortes (le strip-tease de Claudie, enlevant les gants de Rita Hayworth,l'assassinat de M.Schwul,le bain de Mme Khalifa), «
LaFille» ne cesse de surprendre,de déranger.Souvent ce roman éblouit.
À LIRE
★★★★ «
La Fille », d'Éric Marty, éd. du Seuil, 298 p., 19 €.
Et aussi,
« Les Palmiers sauvages », éd. Con- fluences, 80 p., 10 €.