Les possibilités illimitées du « Big Data », la quête effrénée par les Google, Amazon, Facebook et Apple de détails de plus en plus précis sur nous, la course aux données personnelles, confèrent à ce mouvement un élan irrésistible. Plus la consommation s’individualise, plus le consumérisme s’étiole. Le plaisir égotique d’un objet unique ne laisse guère de place au sentiment de solidarité avec d’autres consommateurs, transformés en autant d’étrangers ou de rivaux. Le ciblage de plus en plus individualisé par la publicité, effet de la société de surveillance qu’instaurent les GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon –, va à l’encontre de toute aspiration collective.
Nous citoyens, nous sommes, malgré les difficultés du quotidien, plus libres que nous ne l’avons jamais été. Plus libres dans nos droits juridiques. Plus libres dans nos comportements, grâce au champ illimité des possibles qu’offre le numérique. Plus libres comme agents économiques, car l’économie contemporaine fait une place sans équivalent jusqu’à présent à l’initiative individuelle : dans l’entreprise où toutes les organisations vont vers davantage d’autonomie pour les individus ; hors des grandes structures, grâce à une éclosion de micro-entreprises que permettent l’évolution technologique et un moindre besoin financier de fonds propres. Plus libres comme consommateurs, grâce à la multiplication de produits de plus en plus personnalisés et la disparition des productions de masse standardisées. Plus libres comme acteurs de la société : tous les messages, toutes les protestations, tous les appels bénéficient de l’incroyable caisse de résonance du numérique.
Les médias sont des accélérateurs de déprime, moins par nature que pour des raisons qui leur sont propres. Angoissés à bon droit par l’évolution de leur métier et convaincus, pour beaucoup, de son éventuelle disparition, les journalistes de presse écrite projettent leur propre anxiété sur le monde environnant : décrire un avenir souriant est une gageure quand on se sent condamné. Or, la presse écrite demeurant la base de travail sur laquelle se fonde la presse audiovisuelle, c’est l’ensemble du système médiatique qui est un ventilateur propre à brasser toutes les phobies et les craintes.
Les mots ne sont pas neutres. Dans mon enfance de fils d’immigrés, « assimilation » était le mot clef : mes parents étaient fiers de s’être « assimilés ». Glisser subrepticement de l’assimilation à l’intégration, c’est déjà accepter que les populations immigrées conservent une forme d’identité. Passer de l’intégration à l’acceptation de manifestations plus ou moins légères du communautarisme, c’est en fait abdiquer et reconnaître que notre modèle n’est plus assez fort pour prendre le pas sur les différences originelles.
Alors que l’Union européenne – et l’euro en particulier – constitue un bouclier face aux vents du grand large, elle n’a jamais réussi à en convaincre ses citoyens. Au lieu d’être ressentie comme une protection, elle est perçue à tort comme le fourrier d’une mondialisation incontrôlée.
Alain Minc - Voyage au centre du système