Viens, toi dernière…
Viens, toi dernière, que je reconnais,
incurable douleur dans le tissu du corps :
comme j’ai brûlé en esprit, vois, je brûle
en toi ; le bois s’est longtemps refusé
à dire oui à la flamme que tu embrases,
mais maintenant je te nourris et brûle en toi.
Ma douceur d’ici devient dans ta rage
une rage d’enfer qui n’est pas d’ici.
Entièrement pur, sans plan, délivré du futur
je suis monté sur le bûcher compliqué de la souffrance
si sûr de n’acheter, nulle part, d’avenir
contre ce cœur où les réserves ont fait silence.
Est-ce encore moi, qui là méconnaissable brûle ?
Dans ce feu, je n’emporte pas de souvenirs.
Ô Vivre, Vivre : être dehors.
Et moi dans le brasier. Personne qui me connaisse.
[Renoncement. Ce n’est pas comme était la maladie
autrefois dans l’enfance. Sursis. Prétexte pour
devenir plus grand. Tout appelait et murmurait.
Ne mélange pas à cela ton étonnement des premiers temps]
Val-Mont, mi-décembre 1926
La panthère
Jardin des Plantes à Paris
Son regard à force de parcourir sans cesse les barreaux
est tant devenu si las, qu’il ne retient plus rien.
Pour elle il semble qu’il n’existe que mille barreaux
et au-delà aucun monde.
La démarche si douce aux pas souples et fermes
qui s’épuise à tourner en cercles étroits,
est comme danse de forces autour d’un centre,
dans laquelle est tapie une volonté puissante.
Parfois seulement se lève sans bruit
le rideau des pupilles – alors une image passe à l’intérieur,
Parcourt le silence déployé dans les membres -
et ne s’entend plus arrivant au cœur.
Rainer Maria Rilke, 6.11.1902, Paris
Battement de coeur
Nous ne sommes que des bouches. Qui chante le cœur lointain
qui existe en toute sécurité au centre de toutes choses ?
Son battement de cœur géant est dévié en nous
en petites pulsations. Et sa peine géante
est, comme sa jubilation géante, bien trop
grande pour nous. Et ainsi nous nous arrachons
à lui maintes et maintes fois, ne restant que
des bouches. Mais de manière inattendue et secrète,
le battement de cœur géant entre dans notre être,
de sorte que nous crions ——,
et sommes transformés en être et en visage.
Traduit par Albert Ernest Flemming
Jour d’automne
Seigneur il est maintenant temps.
L’été fut très grand
Repose ton ombre sur les cadrans solaires
et détache les vents sur les plaines.
Ordonne aux derniers fruits d’être pleins
accorde-leur encore deux jours du sud
Force-les à la plénitude et chasse
les dernières douceurs dans le vin lourd.
Qui maintenant n’a point de maison, n’en bâtira plus
qui maintenant est seul, le restera longtemps
il veillera, lira, écrira de longues lettres
et inquiet, fera les cent pas dans les allées
quand les feuilles tournent en rond.
Rainer Maria Rilke, 21.9.1902, Paris
Souvenir
Et tu attends, et tu attends l’unique,
qui amplifie à l’infini ta vie ;
La puissante, l’extrême,
le réveil des pierres,
profondeurs, qui t’appartiennent.
S’assombrissent dans les bibliothèques
les volumes en or et bruns ;
et tu songes en ces pays traversés,
à des tableaux, aux robes
de femmes à nouveaux perdues.
Et alors tu sais enfin : c’était bien cela.
tu te redresses, et devant toi se tient
une année écoulée
peur et figure et prière.
Rainer Maria Rilke, 1902-06,
Les astres de la nuit que je découvre hors du sommeil
ne couvrent-ils que mon visage d'aujourd'hui
ou le visage tout entier de mes années,
ponts bâtis sur des piles de lumière ?
Qui veut là-bas marcher ? Pour quoi suis-je abîme et ravin,
qui me franchit ainsi dans le plus vaste cercle,
me prend comme aux échecs on prend un fou,
me sautant par-dessus, et insiste sur sa victoire ?
"Du cycle des nuits"
"L"heure grave"
Poème de Rainer Maria Rilke, chanté par Colette Magny