Ambitieux et attachant, le destin de 15 jeunes, de la fin de l'Angleterre victorienne à la boucherie de 1915.
Ce gros roman (près de 700 pages) de 2009, publié en français début 2012, de la prolifique auteur britannique
A.S. Byatt, témoigne d'une vaste ambition, en retraçant le parcours d'une quinzaine de jeunes Anglaises et Anglais (et de quelques Allemand(e)s) entre 1899 et 1919.
Gravitant autour d'un cottage dans le Kent où travaille une auteur renommée, entourée de sa nombreuse progéniture, nous plongeons, principalement à travers le regard des adolescents et des jeunes protagonistes, dans le tourbillon de l'ère victorienne finissante et de l'aube de la première guerre mondiale : suffragettes, fabianisme, socialisme, anarchisme,... autant de sévères luttes politiques et sociales qui hantent en permanence le tableau, au moment où la révolution industrielle capitaliste reprend son souffle et doute pour la première fois à ce point, tant le niveau de pauvreté a dramatiquement augmenté au Royaume-Uni en moins de cinquante ans... La classe dirigeante anglaise se déchire, plutôt mollement au fond, entre partisans d'un libéral-capitalisme pur et dur, et tenants d'un adoucissement et d'une protection qui jetteront les bases futures du "welfare state".
Deux points de vue inhabituels, presque baroques, sont mis en oeuvre pour cette peinture cruelle : des artisans et artistes de céramique et de porcelaine d'une part, des auteurs, dramaturges et marionnettistes de contes fantastiques d'autre part. Regards qui renvoient à deux passions toutes personnelles d'
A.S. Byatt elle-même, et dont elle parvient à traduire heureusement la ferveur...
La construction même du roman renforce le sentiment d'hésitation entre immobilisme relatif et drastique accélération : après une longue mise en place du décor, très minutieuse, aux alentours de 1999 (dans laquelle les longues descriptions des toilettes féminines lors de divers événements mondains ont bien failli avoir raison de ma patience - surtout ajoutées aux très précis compte-rendus de réalisation de certains objets céramiques...), on parcourt d'un pas nettement plus décidé les années 1900-1910, avant une accélération finale quasi-cataclysmique sur la guerre et ses conséquences, selon un procédé qui rappelle, d'une certaine manière, le magistral "Les Thibault" de Roger Martin du Gard, et qui résonne aussi avec le choc entre utopies et réalités si magnifiquement mis en scène par
Ariane Mnouchkine dans "Les naufragés du fol espoir"...
"En avant et en arrière, les deux à la fois. Les édouardiens savaient qu'ils venaient après toute une époque. La reine sempiternelle n'était plus, et n'apparaîtrait plus dans aucune de ses manifestations, que ce soit la minuscule veuve courtaude en crêpe noir et perles de jais ou l'idole recouverte d'or, mal attifée et couronnée, que l'on pavanait aux durbars et aux jubilés. La petite bouche aux lèvres pincées était désormais silencieuse à jamais. Son compagnon, mort depuis longtemps, après s'être énormément soucié de la vie des travailleurs ainsi que de la créativité extraordinaire et du renouveau amené par le mouvement Arts and
Crafts, survivrait à ses côtés dans le nom du musée, encore inachevé, qui débordait d'or, d'argent, de céramiques, de briques et de poussière de chantier. le nouveau roi était un vieux coureur de jupons, un bon vivant à la vie dissolue, qui, en plus des rouages de la diplomatie qu'il se plaisait à huiler à l'aide de son bon sens personnel, s'intéressait aux courses de chevaux et à la chasse quotidienne de milliers et de milliers d'oiseaux de couleurs vives et de créatures qui détalaient haletantes pour s'enfuir à toute allure dans les bois et les landes de Grande-Bretagne, dans les forêts et les montagnes d'Allemagne, de Belgique, du Danemark et de la Russie. C'était un âge nouveau, ce qui ne signifiait nullement qu'il fût jeune. Cette époque rejetait frivolement les interrogations morales et le sens des responsabilités de l'homme (...)"
Un roman ambitieux, attachant, captivant même par moments, qui souffre toutefois quelque peu d'un recours abusif (et parfois hors de propos) aux "marottes" de l'auteur que sont les arts décoratifs et les contes. le "fil rouge" constitué par les "contes personnalisés" de l'écrivaine placée au centre des péripéties n'est pas suffisamment convaincant pour appeler un véritable enthousiasme, même si le "jeu" avec l'Allemagne et le théâtre de marionnettes est particulièrement réussi. Et l'on pourra aussi regretter, sans doute, dans un contexte qui s'y prête il est vrai et avec beaucoup de talent dans le rendu, une tonalité parfois trop nettement mélodramatique...