Le volume intitulé "Ecrits sur
Dante" regroupe quinze essais rédigés par
Erich Auerbach tout au long de sa vie universitaire, traduits de l'allemand ou de l'anglais par
Diane Meur et publiés en 1998 aux éditions Macula. Dans ces essais d'inégale longueur, se trouve un véritable livre dans le livre, que l'auteur fit paraître en Allemagne en 1929, "
Dante poète du monde terrestre", ou "
Dante als Dichter der irdischen Welt" (pp. 33 à 189 de l'édition Macula). C'est de cet essai, de cette synthèse savante, dense et profonde, sur l'oeuvre de
Dante, que je parlerai ici.
Chacun sait que l'oeuvre la plus connue de
Dante, "
La (divine) comédie", relate le voyage fait par le poète dans les trois régions de l'Au-Delà que sont l'enfer, le purgatoire et le paradis, sous la protection de
Virgile, puis de Béatrice elle-même. Donc le titre de l'essai synthétique d'
Erich Auerbach, "poète du monde terrestre", est fortement paradoxal : il semblerait que ce soit l'éditeur de Gruyter qui l'ait imposé à l'auteur, qui prévoyait d'intituler son ouvrage "Le monde terrestre de
la Divine Comédie". Au moins une chose est sûre : l'Au-Delà dantesque n'est pas le lieu d'une fuite hors du monde, mais l'image supraterrestre de la vie et des actes humains tels que Dieu les a jugés et récompensés, ou punis. Autrement dit, pour reprendre les termes de l'auteur, les damnés, les pénitents, les bienheureux que croise
Dante dans son voyage, sont des êtres humains dont l'essentiel de la vie, de l'existence terrestre, est manifesté par le jugement de Dieu, mis en évidence et rendu visible et concevable par leur sort outre-tombe. Ainsi le sort final de chacun est conforme à son essence terrestre, chacun désormais connaît le sens de sa vie et ne peut que l'exprimer quand il rencontre un humain vivant à qui il parle. La Comédie de
Dante est tout entière placée dans la lumière crue de la vérité, qui est la lumière de Dieu.
Tel est le point central de l'analyse d'Auerbach. Il nous y conduit par une remise en perspective de l'oeuvre de jeunesse de
Dante, par ses fréquentations et par l'héritage littéraire, antique et médiéval, qu'il assume à travers la Vita Nuova,
le Banquet et d'autres écrits théoriques. On rencontre ainsi l'école poétique du Dolce Stil Nuovo à laquelle il appartint, et Auerbach par un choix judicieux de citations et d'analyses, nous fait bien voir ce qui unit et ce qui distingue
Dante de ses collègues, les qualités éminentes d'expression qu'il manifeste dans sa poésie amoureuse. Auerbach fait exactement le contraire du livre d'
Alessandro Barbero, puisqu'il fait servir l'entreprise biographique à la compréhension de l'oeuvre, et raconte l'histoire d'un poète italien dans sa langue et sa culture, sans jamais escamoter les questions littéraires et linguistiques qui se sont posées à lui au tournant du XIII°s.
Enfin, Auerbach étudie soigneusement le bagage théologique et philosophique de
Dante en tant que penseur chrétien. Il utilise pour cela la pensée de St Thomas d'Aquin (dont je découvre que l'influence sur
Dante fait l'objet d'un débat parmi les spécialistes) qui informe et éclaire toute la doctrine de la Comédie. La marque de cette grande construction théologique (la Somme Théologique) fait du poème une sorte de cathédrale cohérente qui est plus que de la poésie ou de la théologie, mais presque un énoncé prophétique qui les dépasse toutes deux, puisque le texte traite de vérités de foi. Cette architecture céleste annonce un renouvellement de l'ordre politique terrestre, où le Pape assumera l'intégralité du pouvoir spirituel en renonçant au politique et au temporel qui appartiennent à l'Empereur, dans une symphonie dont tout le Moyen-Age latin rêvait. Ce projet politique gibelin serait la manifestation sur terre de l'ordre céleste.
Erich Auerbach souligne que quarante ans après
Dante, son admirateur
Pétrarque est déjà un homme de la Renaissance. "La Comédie représentait l'unité physique, éthique et politique du cosmos chrétien et scolastique au moment où celle-ci commençait à perdre son intégrité idéologique : la position intellectuelle de
Dante est celle d'un conservateur, et son combat a pour but le recouvrement d'une chose déjà disparue ; ce combat, il l'a perdu, et ses espérances et prophéties ne se sont jamais réalisées" (p. 186) Ce qui demeure, c'est la splendeur du poème et ce que j'aime appeler ses "effets de vérité", comparables à ceux de la Bible qu'on peut lire sans croire, ni être capable de comprendre réellement ce qu'on lit, puisque nous venons après la destruction humaniste de l'ordre médiéval.