Or on peut se demander si la ritualisation, ainsi que l'instrumentalisation d'ailleurs, n'est pas inhérente à tous les phénomènes de la mémoire : la mémoire se définit en effet comme un ensemble de repères « lus » dans le passé qui servent à orienter le présent ; il paraît dès lors inévitable qu'elle soit « instrumentalisée », dans une acceptation non péjorative du terme, c'est-à-dire utilisée comme argument au service d'idées ou d'intérêts. La critique d'une ritualisation qui tourne à vide dès qu'elle n'est pas nourrie par les souvenirs personnels n'est pas, quant à elle, dénuée de fondements, mais elle fait fi des raisons « structurelles », propres à tous les événements historiques, qui peuvent malgré tout la légitimer : le passage de la mémoire vivante à la mémoire institutionnelle, de la mémoire à l'histoire. La mémoire ne peut se passer de symboles et de rites qui contribuent à cimenter le lien social et le sentiment d'appartenance à une collectivité, d'autant que le renouvellement des générations rend inéluctable la « stabilisation » de mémoire par le biais de l'institutionnalisation.
Quant aux écrivains, qui font essentiellement œuvre de mémoire, ils opèrent ce que Ricoeur appelle, en référence à Bergson, ce « petit miracle » de la mémoire qui permet d'accéder à une « reconnaissance du passé » ; dans le « c'est bien cela !» de la conscience qui se souvient s'exprime la conformité entre l'image de la mémoire et l'expérience du passé. Dans la « reviviscence des images » (Bergson), le souvenir-image coïncide avec la sensation première. A bien des égards, l'acte de mémoire a partie liée avec l'acte de l'écriture : comme la mémoire, en effet, la littérature est, par l'image, « l'énigme de la présence de l'absence ». Le fait que le souvenir-image constitue la représentation d'un événement passé – ce qui le différencie de l'imagination – l'inscrit dans le temps, et donc lui confère une part d'altérité par rapport à l'expérience originelle.
« Cet autre de l'image, c'est précisément l'écart entre le référent premier et son similaire (car le souvenir est toujours la mimesis d'un original connu, appris), cette distance qui mesure l'échec de la fidélité de la mémoire. » Cette autonomie que gagne ainsi l'image-souvenir, représentation d'une réalité placée à distance, l'apparente à la fiction littéraire. Malgré les distorsions inhérentes au souvenir, le « petit miracle » de la reconnaissance permet à la mémoire d'acquérir un avantage sur l'histoire : l'abolition précaire de la dimension temporelle et la recomposition d'une identité malmenée par le temps. Cet avantage, la littérature le partage avec la mémoire ...
Diplômée du Master de création littéraire du Havre, Camille Reynaud présente son premier roman, "Et par endroits ça fait des noeuds" (éditions Autrement), et en lit un extrait.