Des rumeurs hallucinées hantaient les encoignures d’une cité frappée de blackout. Hommes et femmes en bleu de chauffe se débarrassaient de leurs uniformes et tentaient, nus, de fuir la souricière. Un tonton macoute que les clameurs de vengeance paniquaient, déféqua sur lui, courut se réfugier dans un tap-tap en panne, sortit de sa besace un short kaki chiffonné, l’ajusta à ses fesses. Une odeur de chair grillée mêlée de pneu fondu, émanant de brûlots tourbillonnants et hurleurs, empuantissait la pénombre.
Des manifestants entonnaient un cantique de défi : « 7 fevriye, avan solèy leve, peyi a libere ! » Au centre-ville, la foule scandait : « Grenadiers à l’assaut, sa ki mouri, zafè a yo ! » La brigade Zulia veillait. Les murs de la capitale s’ornaient de graffitis et d’irrévérencieuses affiches de Président-à-vie en folle à marier se suicidant d’une balle dans la tempe. La statue de l’amiral de la mer Océane était jetée à la mer, des peintres insoumis décoraient leurs toiles de pintades décapitées. Soixante-dix-sept mille ramiers traversaient les cieux noirs à rebours. Cheftaine de la milice, Dame Ernst Léonard, avait désapparu !
Doumie Granvent positionna durablement la molette de son transistor sur la fréquence de Radio Mapou. Entre deux sons vaudou, il s’y disait qu’une nonne accompagnée d’un général avait pénétré ce matin l’aéroport Maïs Gâté.
L’hôtesse de la Pan Am qui enregistrait les voyageurs en partance pour Miami ne distingua pas le visage de la femme, masqué par sa cornette, mais fut gênée par ses mains : des poignes d’homme, fortes, noueuses, sans grâce.
Après l’enregistrement, le général et la nonne se placèrent à l’écart, dans le salon d’honneur. L’officier, sous divers prétextes, éloignait systématiquement ceux qui approchaient la religieuse. Toujours escortée du militaire, elle fut amenée au pied de l’avion par un véhicule de soldatesque. Le général l’installa en première, alla discuter avec le commandant de bord et, juste avant la fermeture des portes, descendit rejoindre sa voiture sur la piste.
Peu après le décollage, l’hôtesse proposa du champagne. Quand la nonne leva la tête pour récupérer la coupe, l’hôtesse, ébaubie par ce qu’elle vit, s’effondra en bafouillant « Fi-Fi-Fillette Lalo ! ».
Un autre propos de Radio Mapou assurait que Dame Léonard se serait suicidée chez elle à Mirebalais, s’exécutant d’une balle d’or parce que insensible aux projectiles de plomb.
Un discours différent prétendait qu’elle arpentait désormais le boulevard Jean-Jacques-Dessalines, se cachant, fardée, perruquée, parmi les prostituées délaissées par leurs clients en ces temps insurrectionnels.
La disparition de cette compagne implacable du régime faisait parler, déparler, même si prononcer son nom favorisait la survenue des cyclones, désorientait les chauffeurs de gros camions. Seul l’oiseau bavard posé sur le palais national pouvait impunément fabuler sur son compte.