Pour un premier roman ou presque, Berberova frappe fort et juste. Non seulement elle montre de façon discrète et sans apitoiements la condition des émigrés russes à Paris, leur extrême pauvreté, mais elle démontre comment aucun amour, en tant que sentiment, ne peut résister à de telles conditions et comment la misère détruit en l'individu ce qu'il a de plus fort et de plus beau, le réduisant à sa condition : "Que suis-je ? Qui suis-je ? Je suis pauvre, avec une mère déshonorée, un frère payé à la course, sa Catherine simplette et sortie de sa province ; prisonnier de mon avenir, je suis comme un aveugle les traces d'un autre, je mène une existence minable et je suis envieux."
D'une lucidité impitoyable, Berberova analyse comment aucun sentiment sincère ne peut résister au pouvoir de l'argent et que la pauvreté, loin de faire grandir l'être humain en le purifiant, le limite au contraire à ce qu'il porte de plus mesquin en lui et renforce dans son sentiment de solitude un être déjà loin de son pays et de ses racines. Et en même temps, c'est cet amour qui lui fait prendre conscience de sa situation, un peu comme le fruit défendu révèle à Adam et Eve qu'ils sont nus.
Il y a en germe dans ce court texte tout ce qui constituera l'oeuvre de
Nina Berberova dans un style déjà extrêmement concis et efficace : on "voit" comme dans un film les personnages, leurs pensées et leurs actes.
Ce livre, qui n'est sans doute pas son meilleur, a été tout de même une belle découverte.