L'EXCENTRIQUE DE MOSCOU
L'auteur a lui-même qualifié cet ouvrage de "poème épique en forme de prose". Il fait partie de son cycle de villes russes, après "
Pétersbourg" (1916-1922), "Moscou" , paru en 1926. La découverte récente de cette oeuvre " L'excentrique de Moscou" est due à l'éminent traducteur américain, Brendan Kiernan, grand expert de la littérature russe du début du siècle dernier. le cycle de Moscou, resté malheureusement inachevé, compte 3 volumes, dont celui-ci est le premier et a été suivi, la même année, par "Moscou sous la menace" et 2 ans plus tard par "Les masques". le cycle "
Pétersbourg" est généralement considéré comme son chef-d'oeuvre.
Andreï Biély, de son vrai nom Boris Bougaïev, (1880-1934), a eu, selon Wikipédia, "une forte influence sur la langue russe moderne, un peu comme
James Joyce sur l'anglais et
Goethe sur l'allemand". Une appréciation pareille vaut bien sûr son pesant d'or, mais a l'inconvénient de ne pas rendre son oeuvre simple à lire, bien entendu. Ainsi, c'est la toute première fois que je vois un auteur expliquer comment il convient le mieux de lire son oeuvre. Son conseil, pour saisir toutes les finesses, est double : d'abord la lire à haute voix (pour bénéficier pleinement du rythme, de la cadence et de la musique), ensuite la relire, lire encore et lire à nouveau. Comme l'auteur crée à tout bout de champ de nouveaux mots, à partir du russe médiéval, des dialectes régionaux et langues étrangères (entre autres allemand et français), cela a nécessité, pour une traduction plus ou moins fidèle en anglais, en moyenne entre 3 à 5 notes en bas de page... par page. le pauvre traducteur, tout en remerciant diverses personnes pour leur aide, reconnaît, qu'en dépit de son sacré effort, certaines trouvailles de l'auteur lui échappent. Et ne pensez pas qu'il s'agissait chez l'auteur d'une forme de snobisme ou un moyen de se rendre intéressant, personnellement je suis persuadé que c'est tout "simplement" le génie rare à l'oeuvre.
Il est, en effet, incontestable qu'
Andreï Biély disposait d'une intelligence tout à fait extraordinaire. du point de vue héréditaire, il était super gâté : sa mère était réputée en société pour son grand esprit et son père, Nikolaï Bougaïev, est un grand nom en hautes mathématiques. Pas étonnant que déjà à 16 ans, notre Andreï jouât avec les formules de math, sciences naturelles et chimie. Bien que sa préférence aille ia à la littérature et la philosophie. Déjà à cet âge, ses auteurs de prédilection étaient
Arthur Schopenhauer,
Vladimir Soloviev,
Emmanuel Kant,
Friedrich Nietzsche, sans oublier naturellement
Dostoïevski. À l'université de Moscou il s'inscrivit d'abord à la faculté des sciences naturelles (probablement pour faire plaisir à son père) et ensuite à celle des lettres.
En quoi consiste l'histoire ?
Le professeur distrait, Ivan Ivanovitch Korobkine, fils d'un spécialiste en arts martiaux expédié en exil dans un coin isolé du Caucase (la Tchétchénie et le Dagestan actuels) par Nicholas I (tsar de 1825 à1855), a eu une jeunesse mouvementée, ce qui ne l'a pas empêché de devenir un scientifique méritant et membre éminent de l'académie des sciences. Un personnage qui, pour combattre le désordre et l'anarchie, jure par les idées qui peuvent être prouvées. Un de ses violons d'Ingres, pendant ses loisirs, est d'inventer. Or, ce sont justement ses inventions qui vont lui attirer des misères.
L'auteur de ses misères s'appelle Édouard Édouardovitch Mandro, un riche bourgeois qui bosse en catimini pour les Allemands. Cet espion de fortune a une splendide beauté de fille, Lizaveta (ou Lizacha) dont tous les garçons de la classe sont éperdument amoureux et qui plaît aussi au fils de Korobkine, le jeune Dmitri (ou Mitya). Au cours d'une sois disant rencontre à l'improviste, Mandro invite Dmitri au grand bal qu'il va donner à l'occasion du18ème anniversaire de sa belle Lizaveta. Cette invitation va provoquer des remous à casa Korobkine, plus spécifiquement auprès de l'épouse peu simple d'Ivan, Vasilisa Korobkina-Kekaryeva et leur fille, Nadejda (ou Nadya). Cette dernière, plutôt snob, fera rire lectrices et lecteurs français à cause justement de son français particulièrement fantaisiste. D'ailleurs, mère et fille ont des discussions savantes sur certaines expressions françaises, telles "laissez aller allure" (peu importe ce que cela veut dire ?) et des mots comme "enveloppe" et "couverture" qu'elles confondent allègrement.
Le tournant que cette intrigue va prendre à un moment crucial de l'histoire de la Russie avec sa Révolution d'octobre en 1917, l'instauration du régime communiste, la guerre avec l'Allemagne, le Traité de Brest-Litovsk avec cet ennemi de 1918 et la guerre entre troupes rouges et blanches, je ne peux révéler. Il faudra faire preuve d'une certaine dose d'efforts pour arriver à bout de cette oeuvre de 289 pages, moins les quelques pages d'illustrations caricaturales d'une jeune artiste moscovite.
Personnellement, j'avoue que j'ai plus que légèrement souffert sur ce texte, mais je ne regrette absolument pas. Bien au contraire, j'ai admiré la richesse de cette oeuvre et l'esprit prodigieux de son auteur. En fait, j'ai casé "l'excentrique de Moscou" sur ma table de nuit afin de relire à l'occasion certains passages. Ce qu'
Andreï Biély écrit est profond, original, beau et très poétique.
Le professeur
Georges Nivat, grand spécialiste du monde russe et auteur du passionnant ouvrage "
Alexandre Soljenitsyne, le courage d'écrire" a parfaitement bien résumé l'esprit créateur d'
Andreï Biély en notant de lui : " (il) fut l'un des plus extraordinaires geysers de mots dans la littérature russe".