Table d'harmonie
Lorand Gaspar n'a pas cessé d'aller à l'école. Il a gardé son regard d'élève, grand ouvert comme devant les paysages du désert, attentif comme en salle d'opération : deux écoles où l'on ne triche pas. Le corps y est ramené aux racines de sa vie, et la parole poétique ne sert pas à transformer les pierres du désert en pain. Le poète reconnaît au contraire dans ces pierres, dans les lignes du paysage, dans les cellules du corps, un premier texte, inexpliqué, dont sa parole ne veut être que le prolongement communicable ; il n'ajoute rien, il continue, lorsqu'il a suffisamment oublié ce qu'il croyait savoir pour devenir « mémoire balbutiante de ce qui n'a pas mémoire. » Quand il cite la Bible, les Tragiques grecs, les historiens arabes, il suggère seulement que la terre ou la mer qu'il regarde et les écrits qui lui reviennent sont d'un seul tenant. Sa parole, passée au creuset de la patience, est à son tour pour nous une école ; elle nous apprend à ne pas superposer hâtivement aux choses un sens prématuré ; l'esprit est peut-être moins ce qui devance la matière que ce qui sait attendre. Reposant un livre de Lorand Gaspar et levant les yeux sur ce qui nous entoure, nous avons l'impression d'être entrés dans le temps des choses et de respirer mieux, plus profondément. Tels sont les travaux à tâtons du poète, qui demandent de l'oreille et du doigté : ceux d'un accordeur.
Jean-Pierre Lemaire
*
je cherche une respiration au fond des pierres
une fraîcheur qui monte dans la citerne des yeux
une dernière eau où s'agenouille la clarté
Lorand Gaspar, 'Sol absolu', extrait – 1972
(pp. 97 & 28)
DEPUIS TANT D’ANNÉES…
pour Arpád Szénes
Depuis tant d'années je lave mon regard
dans une fenêtre où ciel et mer
depuis toujours sont sans s'interrompre
où leurs vies sont un, sont innombrables
sont une fois encore dans mon âme
un champ magnétique d'épousailles
une goutte de lumière-oiseau.
Depuis tant d'années je lave mon regard
à la première couleur si fraîche
sur les lèvres humides de nuit
d'être la peau et d'être la pierre
où mes doigts rencontrent le secret,
ce savoir qu'ils sont et celui qui est
des tonnes infinies de lumière.
Du plus pâle au tranchant du plus sombre
sans s'interrompre entre sang et pensée
entre feuille pinceau étendue
corps de liquide musique à jamais ―
Jean GROSJEAN – Dans l’univers de la Parole (Chaîne Nationale, 1956)
L’émission « Le poème et son image », par Pierre Emmanuel, diffusée le 12 avril 1956 sur la Chaîne Nationale.