LA TERRE
[…] Retrouvons-nous
Si haut que la lumière comme déborde
De la coupe de l'heure et du cri mêlés,
Un ruissellement clair, où rien ne reste
Que l'abondance comme telle, désignée.
Retrouvons-nous, prenons
À poignées notre pure présence nue
Sur le lit du matin et le lit du soir,
Partout où le temps creuse son ornière,
Partout où l'eau précieuse s'évapore,
Portons-nous l'un vers l'autre comme enfin
Chacun toutes les bêtes et les choses,
Tous les chemins déserts, toutes les pierres.
Tous les ruissellements, tous les métaux.
...
Je crie, Regarde
La lumière
Vivait là, près de nous !
Ici, sa provision
D'eau, encore transfigurée.
Ici le bois
Dans la remise
Ici les quelques fruits
À sécher dans les vibrations
du ciel de l'aube
LA TERRE
[…] Regarde,
Ici fleurit le rien ; et ses corolles,
Ses couleurs d'aube et de crépuscule, ses apports
De beauté mystérieuse au lieu terrestre
Et son vert sombre aussi, et le vent dans ses branches,
C'est l'or qui est en nous : or sans matière,
Or de ne pas durer, de ne pas avoir,
Or d'avoir consenti, unique flamme
Au flanc transfiguré de l'alambic.
Et tant vaut la journée qui va finir,
Si précieuse la qualité de cette lumière,
Si simple le cristal un peu jauni
De ces arbres, de ces chemins parmi des sources,
Et si satisfaisantes l'une pour l'autre
Nos voix, qui eurent soif de se trouver
Et ont erré côte à côte, longtemps
Interrompues, obscures,
Que tu peux nommer Dieu ce vase vide,
Dieu qui n'est pas. mais qui sauve le don,
Dieu sans regard mais dont les mains renouent,
Dieu nuée, Dieu enfant et à naître encore,
Dieu vaisseau pour l'antique douleur comprise,
Dieu voûte pour l'étoile incertaine du sel
Dans l'évaporation qui est la seule
Intelligence ici qui sache et prouve.
Deux barques
Extrait 10
O amandier en fleurs,
Ma nuit sans fin.
Aie confiance, appuie-toi enfant
À cette foudre.
Branche d'ici, brûlée d'absence, bois
De tes fleurs d'un instant au ciel qui change.
Je suis sorti
Dans un autre univers. C'était
Avant le jour.
J'ai jeté du sel sur la neige.
Dans le leurre du seuil
extrait g
« Es-tu venu pour boire de ce vin,
Je ne te permets pas de le boire.
Es-tu venu pour apprendre ce pain
Sombre, brûlé du feu d’une promesse,
Je ne te permets pas d’y porter lumière.
Es-tu venu ne serait-ce que pour
Que l’eau t’apaise, un peu d’eau tiède, bue
Au milieu de la nuit après d’autres lèvres
Entre le lit défait et la terre simple,
Je ne te permets pas de toucher au verre.
Es-tu venu pour que brille l’enfant
Au-dessus de la flamme qui le scelle
Dans l’immortalité de l’heure d’avril
Où il peut rire, et toi, où l’oiseau se pose
Dans l’heure qui l’accueille et n’a pas de nom,
Je ne te permets pas de d’élever tes mains au-dessus de
l’âtre où je règne clair.
Es-tu venu,
Je ne te permets pas de paraître.
Demandes-tu,
Je ne te permets pas de savoir le nom formé par tes lèvres. »
Les derniers livres d'Yves Bonnefoy (1923-2016) expriment son désir de transmettre le legs de la poésie par-delà la mort. « Lègue-nous de ne pas mourir désespéré », lit-on dans L'heure présente (2011). Quant à L'Écharpe rouge (2016), c'est un « livre de famille » testamentaire en même temps que l'histoire d'une vocation : « Il se trouve que j'étais apte à me vouer à l'emploi disons poétique de la parole… »
La Pléiade fut pour Bonnefoy l'occasion de porter sur son oeuvre un regard ordonnateur. Il choisit le titre du volume, Oeuvres poétiques, sans céder sur son désir de faire figurer au sommaire quelques textes brefs que l'on qualifierait spontanément d'essais. Tous les livres ou recueils poétiques, vers, prose, ou vers et prose, sont présents. Bonnefoy ne se reniait pas ; il a souhaité donner dans les appendices quelques textes rares. Il a voulu aussi que soit présente son oeuvre de traducteur, de Shakespeare à Yeats, de Pétrarque à Leopardi. Enfin il a ouvert à ses éditeurs les portes de son atelier.
« Le souvenir est une voix brisée,
On l'entend mal, même si on se penche.
Et pourtant on écoute, et si longtemps
Que parfois la vie passe. Et que la mort
Déjà dit non à toute métaphore. »
L'heure présente, Yves Bonnefoy
À lire – Yves Bonnefoy, Oeuvres poétiques – Coll. La Pléiade, Gallimard 13 avril 2023.
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