«
Purgatoire » ou « Spiachtchaïa krassavitsa » (littéralement « La Belle Endormie ») est le troisième, et dernier roman écrit en russe, en 2005, par
Dmitri Bortnikov, et traduit par
Julie Bouvard (2022, Editions Noir sur Blanc, 288 p.). Après, ce sera tout d'abord
Dimitri Bortnikov qui signera (il a ajouté un « i » à son prénom), et ce sera écrit directement en français. Son premier roman, traduit par
Julie Bouvard «
le Syndrôme de Fritz » (2010, Editions Noir sur Blanc, 192 p.) est suivi d'un second «
Svinobourg » (2005, le Seuil, 212 p.) et a été couronné par le Booker Prize russe en 2002.
Dans «
Purgatoire », il y a trois parties. Auparavant, il y a un « Avertissement de la traductrice » de deux pages. Diantre ! Mais c'est pour avertir que c'est « le dernier texte écrit en russe par
Dmitri Bortnikov ». Donc, la voilà au chômage. Mais, c'était en 2009. Elle le relance, mais « la moitié est à jeter ». En fait dans un interview, Dimitri, car il s'appelle maintenant ainsi, admet que le manuscrit de «
Face au Styx » (2017, Rivages, 752 p.) écrit directement en français « représente huit ans de travail. le brouillon du texte fait 3 000 pages ! ». En deux semaines, il réduit le texte à 1500 pages et son éditrice aux
Editions Rivages, le réduit à 750 pages..
Suit un commencement se passant dans la campagne de Samara (autrefois Kouïbychev), où l'auteur est né et a passé son enfance dans les années 80, puis son adolescence à la ville, pendant ses études, et enfin retour au village. Bien entendu, tout a changé ou s'est modifié pendant ces périodes. En particulier, il y a eu la mort de sa mère, devenue quasi folle après la noyade de sa fille, la grande soeur de Dimitri, soeur abusive s'il en est. En prime, on aura droit aux excentricités de l'oncle Fiodor, et à l'absence flagrante du père « Mon père invisible, mon père disparu ». Explication. « Voilà commet j'imaginais la chose : mon oncle avait tué mon père et épousé ma mère. Oui, rien que ça ! le mystère était si épais que j'en tremblais la nuit dans mon lit, en claquant des dents ».
Mais l'auteur et sa mère nous emmènent en excursion de l'autre côté du fleuve, la Volga, chez les tsiganes. Samara, c'est au sud de Kazan, là où la Volga est très large et s'étale, avant de se resserrer et se jeter dans ce qui reste de la Mer d'Aral.
Pour «
Purgatoire », on pense de suite à Ophélie, dans le drame de
Shakespeare, la fille de Polonius et soeur de Laerte. Non pas que Ophélie se jette elle aussi dans la Mer d'Aral. Mais elle sombre dans la folie quand son amant,
Hamlet, assassine son père. On ne mettra jamais assez en garde contre les drames domestiques. On pense aussi au tableau (1851) de John Everett Millais où Ophelia flotte à la surface de la rivière, « entre les roseaux, sous le soleil » et « balancée par l'onde paresseuse », comme assoupie dans sa robe rouge. Avec tout autour des fleurs diverses dans ce tableau pré-raphaélite. « le coquelicot sous la main droite d'Ophélie signifie la mort ; les marguerites, l'innocence ; les roses, la jeunesse ; les pensées, l'amour non partagé ; les fritillaires flottant au gré du courant en bas à droite sont le chagrin ; et les violettes autour du cou d'Ophélie représentent la fidélité » peut-on lire dans « l'Encyclopédie de l'Ere Romantique »
Samara est une ville de taille moyenne jusque vers les années 30, à l'époque où elle s'appelait Kouïbychev. Sous la menace de l'invasion allemande qui progresse vers l'Est, les usines d'armement sont démontées et évacuées loin du rayon d'action des bombardiers allemands. C'est de cette époque que nait l'industrialisation de la ville. Surtout, la vile bénéficie de la centrale hydroélectrique du barrage de Kouïbychev d'une capacité de 2.5 Gw, soit plus de deux centrales nucléaires. La région se spécialise dans l'industrie aéronautique, et plus tard spatiale. C'est dans la région qu'on monte les fameux Iliouchine Il-2 Sturmovik, avions d'attaque au sol, puis plus tard les MIG-9 et Mig-15, chasseurs à réaction. Plus récemment, le Centre spatial de Samara regroupe le bureau d'études TsSKB et l'usine Progress qui fabrique les lanceurs Soyouz, principale fusée spatiale russe.
Parallèlement, Staline y développe les arts et en mars 1942, et Chostakovitch y crée sa symphonie n°7 intitulée « Léningrad ». Bien entendu, c'est une oeuvre de propagande soviétique, quelque peu outrancière dans la lignée des musiques guerrières de commande par Staline. Par la suite c'est à côté de Samara qu'est construite et assemblée la voiture populaire « Lada Samara », en collaboration avec Fiat.
Dans le roman, tout commence fort bien. « Nous attendons des invités. Ce sont des gens de la ville, mais nous avons des assiettes creuses pour la soupe et des plates pour la suite, donc nous n'avons pas à rougir ». La mère découpe le lapin. La phrase suivante « le voilà ! C'est lui ! Son petit gros orteil. Pas un petit doigt, non, un petit gros orteil, un gros orteil mini-mini-mini ». En fait, il faut relire plusieurs fois pour comprendre qu'il s'agit du gros orteil, non pas du lapin, mais de sa soeur, Olga, qui a dans les trois-quatre ans. Décidément, l'observateur-narrateur devait être précoce.
Ou alors ce petit gros orteil l'a fortement marqué, car « c'est à cause de lui que j'ai perdu la boule ». On n'est plus dans «
Purgatoire », mais dans un récit érotique qui fera plus tard la renommée d'un député-maire, depuis des
histoires de pied, jusqu'à avant lui des
histoires d'oeil, mais c'étaient des surréalistes. Toujours en avance sur leur époque.
Puis viennent des souvenirs de baignades dans la rivière, avec les pieds tâtonnant le fond. Toujours des
histoires de pied, mais c'est pour chatouiller les écrevisses femelles pleines d'oeufs. Hélas, le jeune Dmitri jamais n'est « parvenu à manger cru le caviar d'écrevisse ». Pourtant c'est réellement un régal, hélas trop rare. Nos sociétés modernes se rabattent sur les oeufs de lump, faute d'oeufs d'escargots avec une pointe de sel de marais salants. Et puis, qui dit baignade à la rivière avec sa mère, dit la traverser « avec ses jambes de grenouille remuant dans l'eau, si agiles, si libres ». Et de découvrir ce qui se passe sur l'autre rive, loin des autres personnages du village, c'est-à-dire « les gosses, les grosses, leurs maris ».
On rencontre aussi l'oncle Fiodor « ni grand ni petit, ni gros ni maigre. Il était d'un bloc -un saucisson sec ». On ne saura pas de qui il est le frère, si mais beaucoup plus loin, c'est le frère de la mère. Au moins « l'unique chose qu'il m'ait apprise, c'est pisser debout ». Ce qui est important pour un jeune garçon, qui enfile les robes de sa soeur « comme ça, pour rire » pour constater qu'il « n'avait pas chaud aux guibolles ». Pardi, sa mère engueulait Olga « Tu vas t'enrhumer le barbu ! T'étonne pas, après, d'accoucher de chapkas ».
Puis vient l'école, avec ses jours tristes, avec des hauts et des bas. « Les jours comme ça, on pourrait te chier dans la poche, t'y verrais que du feu ». Mais il y a une institutrice anglaise, qui a, entre autres dons, celui que « tous les éléments masculins avaient leurs pupitres en lévitation ». Les gamins de nos jours, aux tables d'école tubulaires, ne peuvent visualiser les effets des phéromones sur la force faible de la gravité, via des pupitres à couvercle basculant. Plus tard, les mêmes travaux menés dans les milieux ecclésiastiques et forestiers ont conduit aux expériences célèbres du Père Dupanloup sur les forces gravitationnelles. Toujours à propos de gravité, l'institutrice anglaise finit par se pendre « elle avait le coeur brisé ». Pour l'enterrement « le dirlo se tenait sur le perron de l'école, les mains croisées derrière le dos. Il ressemblait à un dictateur triste ». Quant aux élèves. « La fureur de la dévoration. Et la pureté. L'immobilité du dévoré. Et la pureté. Nos premiers points de suture à l'âme ».
La mère travaille à la pharmacie, pharmacie de quoi ? Un hôpital, un asile psychiatrique, on ne sait pas trop. Ce que l'on sait c'est que c'est plein « les crucifiés, les éventrés, les émasculés – tous ». C'est alors que le tonton pend l'initiative d'envoyer le jeune à la ville voisine, faire des études. Ce sera la seconde partie du roman, à mon avis, un peu longue, et surtout elle perd un peu de la fraicheur de la jeunesse qui baigne les deux autres parties. Même si apparait Félix, « l'idiot du village ». Quoique, « il faisait le castor qui coasse, la chouette qui aboie, il se taisait comme un bavard et jurait comme un muet, il se grattait comme un manchot, il chialait comme un ivrogne sobre, il éternuait sept fois, quatre fois pour nous et trois fis au ciel ».
C'est à ce moment que l'on revient à
Hamlet avec une explication lexicographique de taille. « j'étais convaincu :
hamlet ce n'était ni plus ni moins que le terme anglais pour « ménopause » ». Hélas, l'institutrice anglaise n'est plus là pour départager les définitions. Mais « c'est
Hamlet lui-même qui l'a dit ! Parfaitement ! A Ophélie... Qu'est-ce qu'il lui a chuchoté, à votre avis ? Pourquoi est-elle allée se noyer d'après vous ? Un chagrin d'amour ? Laissez-moi rire ! Pour échapper à la ménopause, voilà pourquoi. La ménopause de l'âme. La Grande Mélancolie ! Oui. Là-dessus,
Hamlet en connaissait un sacré rayon. Exactement comme mon oncle ». C'est évidement le passage central du roman. le noeud primordial du scénario et le point de rencontre des protagonistes. Entre la rivière, l'institutrice, les noyades à venir, les suicides déjà oubliés ou presque, la mère vieillissante. Pas pour rien que le titre initial était « La Belle Endormie ». «
Purgatoire » pour ma part, cela fait plus penser à purge, et à ce chapitre, la mère en connait un rayon sur les plantes, venimeuse, vénéneuses, curatives et purgatives. « Quitte à écluser, autant trinquer » se dit le chaton qu'on va noyer ». Et il y a « le monde de l'autre rive. le pays des Tsiganes ». « On leur avait cloué les pieds au sol, à ces tsiganes. On les avait dépouillés de tout ce qui rappelait de près ou de loin la vie nomade. le seul cheval qui leur restait était un vieux side-car pourri, un seul pour cinq familles. Cette vie n'avait rien à voir avec la nôtre. Ma mère l'appelait « l'autre côté » ».
Retour à l'adolescence, et à l'expérience de la pédagogie du professeur de boulangerie et de ses « dix-sept sortes de farines ».
Pour changer, un passage très poétique et pudique sur les grands parents et la vieillesse, avec pépé Vania et mémé Nastia. C'est le début de la troisième et dernière partie. « En une année, j'ai été témoin de deux morts. Celle de pépé Vania, puis celle de sa femme. Une mort double, en quelque sorte. Symétrique comme deux ronds dans l'eau ». Et puis, sa soeur, Olga se noie. Et c'est lui qui la trouve au fil de la rivière. « le banc de roseaux… Et le corps d'une jeune fille en robe rouge. Son corps… Subitement, j'ai cessé d'entendre. Plus qu'un monde sourd alentour. Ses cheveux, ses longs cheveux, oui, entortillés dans les herbes… Et les nénuphars blancs. Ce jour-là, les nénuphars, m'avaient rattrapé ». Pour ce qui est de la mère, c'est la folie qui tout doucement se pointe. « Ô roi des crapauds, je te le promets ! Je te donnerai mon fils si tu me rends ma fille. Ma fille chérie… Ma belle endormie »
Comme il le raconte dans ses interviews, il a été élevé dès son très jeune âge par une arrière-grand-mère aveugle de naissance. « Légèreté des aveugles. Étrange légèreté des aveugles ». Elle ne possédait qu'un seul livre, une bible en slavon, Dimitri n'aurait jamais dû devenir écrivain. L'aïeule était pleureuse professionnelle, et l'enfant devait l'accompagner lors des veillées funèbres. Il a appris à lire à l'église auprès d'une autre femme, qui lisait les psaumes à voix haute, en suivant le texte du doigt. « Quand je suis arrivé à l'école, j'utilisais des verbes qui n'existaient qu'en slavon, comme si j'arrivais tout droit du XVIIe siècle. À la maison, à force de lire la Bible à mon arrière-grand-mère, j'ai fini par en connaître des passages par coeur, et je me suis vite aperçu que si j'inventais, elle me laissait faire. À force de broder, je me suis débarrassé, y compris de la trame du tissu ».