Un livre extrêmement court produit par les presses universitaires de Lyon, reprenant une courte allocution de
Pierre Bourdieu devant les étudiants de HEC où il s'efforce de promouvoir sa discipline comme essentielle dans une démocratie, dans la mesure où elle permet de mettre en relief les structures de pouvoir et les stratégies de manipulation de l'opinion.
Le texte de Bourdieu en tant que tel remplit à peine quelques pages ; c'est l'espèce d'exégèse de la parole du maître, en première partie, qui prend de la place, puisqu'elle commente ligne par ligne, presque mot pour mot, le texte à suivre qu'on a, en conséquence, l'impression de relire une fois que l'on y est. Ce qui n'est pas véritablement une critique puisque cette partie introductive permet de mieux prendre la mesure des idées développées et des exemples convoqués par la suite. Vous pourrez en revanche faire l'impasse sur la partie conclusive, qui est particulièrement pénible : chargée de mettre le texte en lien avec l'état contemporain de la société pour en démontrer l'actualité, cette partie est un concentré de propagande bobo-écolo-insoumise, dont toute l'analyse se fonde sur des constats hautement contestables lorsque l'on n'est pas de ce bord. Apparemment, pour cette édition, il est totalement improbable que ce livre puisse échouer entre les mains sacrilèges d'un lecteur qui ne soit pas de gauche (et de quelle gauche !) …
Pour quelqu'un comme moi, pour qui la sociologie est avant tout, pour ce que j'en ai vu dans le milieu universitaire, un repaire de futurs chômeurs militants déconstruits nostalgiques de
Saint-Just (oui, tout en nuance, comme eux), c'est une lecture plutôt intéressante, puisqu'on réalise l'intention louable qui en sous-tend l'existence, à savoir participer à l'édification des citoyens pour que les élections ne soient pas uniquement une compétition entre communicants mais de véritables choix de société rationnellement débattus auxquels tous les citoyens, authentiquement égaux, pourraient contribuer. Tout n'est pas à jeter aux orties, loin de là. La sociologie est une discipline relativement jeune qui doit encore batailler pour être reconnue comme un véritable champ de recherche, et le discours de Bourdieu pousse efficacement dans le sens de cette reconnaissance. On aurait vite fait de tomber dans la caricature, ça n'est pas le cas ici. Sauf que j'ai beaucoup de mal, la nature humaine étant ce qu'elle est, c'est-à-dire despotique ou servile, ferme ou versatile, charismatique ou courtisane, bref, aléatoire, à voir l'objectif sociétal qui l'anime autrement que sous l'angle de l'utopie ; et peut-être vaut-il mieux un système inégalitaire où les dominants auraient une certaine culture du devoir envers les dominés (sans sa composante paternaliste, nous sommes bien d'accord), plutôt qu'un système égalitaire où chacun serait à l'affût du moindre indice de comportement dominateur chez son voisin, à commencer par son langage, pour déclarer son opinion irrecevable.
Par ailleurs, on en sort avec une idée assez cynique de l'homme, dont l'auteur est d'ailleurs conscient, puisqu'on a l'impression qu'il est fait d'une pâte malléable à souhait entre les mains de quelques dominants, qui disposent d'outils qui peuvent faire basculer « l'opinion » du tout au tout. Par exemple, aujourd'hui, la grande majorité des Français est favorable à l'avortement, cause qui serait même devenue « indiscutable », mais on a l'impression qu'il suffirait d'un battage médiatique et associatif de quelques semaines savamment orchestré au plus haut niveau de l'Etat pour qu'elle y devienne défavorable, sans que les arguments « contre » déjà connus auparavant s'étayent particulièrement entretemps. le saint sociologue apparaît pour terrasser le dragon, en révélant notamment le fonctionnement des outils de domination afin que l'on arrête d'être dupe, sans que soit véritablement démontrée l'aptitude du peuple à se gouverner véritablement par lui-même, c'est-à-dire, dans le meilleur des cas, autrement qu'en choisissant son destin dans une liste biaisée d'options dressée par des représentants plus ou moins intègres. J'ai un peu le sentiment d'un saut dans le vide en lisant ces pages, au sens où j'ai du mal à concevoir la société alternative que l'on nous propose ; on veut retirer aux dominants leurs moyens d'imposer avec plus ou moins de subtilité leur volonté aux dominés, mais on n'explique pas comment ces dominés vont réussir à se gouverner sans faire émerger de nouveaux dominants… Mais c'est peut-être l'objet d'un autre essai. Cela donne envie d'approfondir, mais en s'épargnant désormais le paratexte.