DOUBLE TENTATIVE D'ASSASSINAT DANS LA RUE OGRE...
Cette douleur enfouie toujours, au plus profond, d'avoir eu un père que l'on n'a pu qu'aimer haïr. Ce mal que l'on traîne, ans après ans, plus que comme un fil à la patte : comme une sorte de prison qui vous enferme à jamais dans ce mal que l'on vous a fait, sans explication possible, sans justification autre que «Léon Jacques [le père] ne m'aimait pas, ne me trouvait ni charmant ni beau. Il m'en voulait de porter son nom, souhaitait qu'ich disparaisse, que cela cesse.»
Ce que cela doit être terrible, pour un fils, de comprendre cela. Terrible au point de camoufler le Je derrière un Ich qui, pour être de commun usage au philologue
Paul de Brançion, n'en est pas moins un évitement narcissique fort, désespéré peut-être, une sorte de "je est un autre" rimbaldien s'affranchissant de sa langue, s'évoquant lui-même comme un inconnu dans le refus du père de le reconnaître pour Je.
L'Ogre du Vaterland... Quel nom terrible donné à son propre père. La carte et le territoire en deux mots. La carte, spirituelle, malfaisante, c'est cet homme, digne des personnages les plus noirs, les plus mortifères et ignobles des
contes - en l'occurrence, ceux de
Charles Perrault, dont les extraits et citations émaillent de leur éclaircissement symbolique, souvent violent, le fil de cette lecture tragique -, le Vaterland (pour les non-germanistes, ce mot se traduit par "la patrie" en français mais, mot pour mot, c'est "la Terre du Père", et l'on pourrait ainsi lui donner comme équivalent, avec une inversion du genre, de "Mère Patrie"), c'est le territoire, cet endroit terrible, infranchissable, inviolable et pourtant lieu parfait d'enfermement avec lequel l'enfant du construire son propre monde, à l'exception de ces quelques trop rares moments de respiration durant lesquels le père était parti pour voyage d'affaire.
Qu'il doit être terrible de haïr à ce point un père et qui vous a haï d'abord et en retour...
Alors, sans expliquer ni justifier, sans pardonner ni absoudre, se conter une histoire : l'histoire de ce père honni, parce que brutal, parce que mal aimant, parce qu'ennemi de la mère aussi, parce qu'oublieux de ses rejetons ; parce que mort au-dedans et imposant sa mort alentour. Explorer le territoire de cet autre, l'histoire de ce père ancien officier de marine (est-ce un hasard : un paquebot allemand, antérieur à la seconde guerre mondiale, fut baptisé "Vaterland". Ce fut par ailleurs un énorme échec commercial. Ainsi que furent, semble-t-il, certaines affaires du père), «plus mussolinien que naziste, plus fachiste que léniniste, malin, habile, retors», et Paul de Brancion de préciser, implacable, «retors jusqu'à la fellation du monde». "Ich" nous dresse le portrait d'un être terrifiant dans sa banalité mauvaise, qui épouse une femme avec laquelle il sera en conflit larvé jusqu'à la fin, qui lui fera enfants sur enfants, sans pourtant aimer la "marmaille", parce qu'on est catholique traditionnel et que
Vatican II n'est jamais passé par là.
On découvre aussi des tractations d'un genre qui aurait pu s'avérer épique s'il n'était aussi sordide, entre le futur beau-père et Léon Jacques, le père, dont l'enjeu fut la jeune fille sans beau parti ni atout personnel qu'un nom et une petite fortune. Ainsi, par le biais d'une entourloupe dérisoire, le futur père se retrouva légalement fils adoptif de ce vieillard un peu fourbe, et par là même, mari de sa propre soeur... La guerre passant par là, ce père détestable et détesté parvint à faire oublier cet imbroglio douteux. Lorsque la justice le rattrapera, il sera trop tard, il avait le nom, la fortune et... La mère pondeuse.
Mais «le Vaterland est un lieu dangereux» rappelle l'auteur. Aussi n'y pénètre-il que prudemment (surtout lorsqu'il s'agit, même une fois adulte, de s'opposer à l'Ogre). Et encore : juste pour contrer ses attaques.
Haine. Haine jusqu'au bout. du père qui ne cesse d'assassiner le fils, de son enfance jusqu'aux derniers instants. du fils qui veut vivre son "ich" avec lucidité qui ne le peut sans peine, qui s'avoue tout de même avoir aimé ce père, même si en le tenant à distance. Terribles et douloureux constats, d'une lutte sans repos ni merci (que la mort physique de ce père, peut-être), mais dans laquelle «ich n'ai pas cédé» dans ce «combat sans parole».
On sort de cette lutte un peu exsangue - Ô! pas forcément de suite. Il faut y revenir de multiples fois pour bien saisir l'énormité de ce récit à l'étrange et sombre poésie -. On se prend parfois à douter que tout est bien consommé, consumé de ce qui devait être. On songe que la lutte est toujours incertaine, toujours sur le métier remettre l'ouvrage. On comprend, sourdement, ce besoin de répondre à la tentative d'assassinat symbolique du père par un genre d'assassinat mémoriel. Même si ni l'un ni l'autre n'aboutit vraiment, sinon alors, pourquoi l'écrire ?
Un livre fort, troublant que cette longue narration s'établissant sur deux plans, parallèles tout autant que liés : les extraits de
contes joints à l'écriture de Paul de Brancion. Déroutant aussi, surtout après la lecture de l'admirable essai biographique - qui fut une des très belles découvertes de l'an passé - consacrée à un astronome danois méconnu chez nous et intitulée "Le château des étoiles : Etrange histoire de
Tycho Brahé, astronome et grand seigneur", rédigée dans un style notoirement élégant mais d'un contenu tant éloigné de ce texte-ci. L'exploration de l'oeuvre de cet auteur ne fait donc que commencer !
Il ne reste plus qu'à remercier Babelio ainsi que les intelligentes éditions
Bruno Doucet pour ce livre reçu à l'occasion de la Masse Critique de ce joli mois de Mai 2017. Grâce leur en soit rendue car il me faut désormais acquérir au plus vite l'ouvrage qui fait pendant à celui-ci, intitulé
Ma mor est morte, consacré à sa mère, comme il semble aisément concevable, et publié chez le même éditeur.
A suivre...