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Essai très intéressant qui s'ouvre sur un questionnement : est-ce vraiment la fin de notre histoire humaine, ainsi que M. Francis Fukuyama le prédisait en 1989, au moment du grand basculement vers l'unilatéralisme de l'empire ? Comment quelqu'un de solidement formé intellectuellement peut-il souscrire à une telle bêtise. Vu d'aujourd'hui cela ferait presque sourire : l'histoire bien sûr ne s'arrête jamais...
M. Bronner va donc s'intéresser, au fil de cet essai très bien écrit, à notre bien commun le plus précieux : notre cerveau ! La première partie retrace cette victoire matérielle qui nous affranchit (enfin, ce qu'il reste de la classe moyenne occidentale, c'est un non-dit du livre) de tout un tas de contraintes chronophages.
Que faisons-nous aujourd'hui du temps libéré par les machines ? On est occupé à quoi finalement ? La deuxième partie du livre en fait le bilan : en gros, ce sont les écrans qui empiètent même sur notre sommeil . . . Pas les écrans de papi (TF1 et le temps de cerveau disponible...) mais ceux des bijoux technologiques qui se sont immiscés dans notre vie quotidienne, smartphones en tête. Avec tous les atours de la modernité : les réseaux sociaux, les achats en ligne etc...
Nous sommes devenus dépendants. Consentants. Demandeurs.
La troisième partie est plus prospective et justifie le titre de cet essai : l'apocalypse cognitive. Celle-ci repose sur la prise en compte de « notre appétence pour la conflictualité, de notre avarice cognitive, ou encore notre soumission aux injonctions de la visibilité sociale. »
Il y développe par exemple et entre autres, l'idée d'une conflictualité née de l'existence d'invariants de notre espèce (en particulier de ceux qui ressortent de notre cognition, notre cerveau de primates évolués) et des modèles intellectuels que notre (presque) toute puissance technologique nous ont amenés à construire.
Tout ceci nous amène à quoi ? Au risque ultime : l'extinction... Comme d'autres...
C'est le retour de Franck Drake, l'explorateur de l'espace qui a donné son nom à une célèbre équation (je sais c'est la deuxième fois déjà), le fameux N = R × fp × ne × fl × fi × fc × L. Avec l': la durée durant laquelle une civilisation est détectable.
Dans l'équation de Drake, ce l', durée moyenne d'une civilisation donc, est estimée à 10 000 an...
Quelle lecture avoir de la valeur de l', dans l'équation de Drake ? Difficile à analyser, notre cerveau ne semble pas cognitivement apte à gérer une organisation civilisationnelle de milliards d'habitants. La découverte des multiples exoplanètes et une maîtrise minimale des statistiques de base débouche sur un paradoxe : pourquoi n'avons-nous aucune nouvelle de l'extérieur ?
La solution la plus probable selon Mathieu Agelou (2017) serait l'instabilité endémique des civilisations intelligentes. D'où l'hypothèse formulée par Alexandre Delaigue : « Si l'espace est silencieux, c'est parce que tous ceux qui ont eu l'occasion de faire un parcours similaire au nôtre se sont effondrés (2017 aussi). »
Pessimisme ? Non, le dépassement de ce plafond civilisationnel ne pourra venir que de nos ressources intellectuelles, c'est-à-dire de notre capacité à concevoir une ingénierie de l'intelligence collective qui nous permette de dépasser les limites de nos cerveaux individuels.
Ce livre nous aide à en saisir les tenants. Il est presque formidable de ce point de vue....
Presque? Car apparemment aucune civilisation ne semble avoir réussi cet exploit et si j'allume mon poste de TV, si j'écoute ma radio, je me dis que ce n'est pas gagné...
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« D'entre toutes les civilisations intelligentes possibles, l'humanité fera-t-elle partie de celles qui peuvent surmonter leur destin évolutionnaire ? Tout dépendra de la façon dont nous gérerons ce temps de cerveau libéré, le plus précieux de tous les trésors du monde connu. L'heure de la confrontation avec notre propre nature va sonner. Comme dans tous les récits initiatiques, le résultat de cette confrontation découlera de notre capacité à admettre ce que nous verrons dans le miroir. »

Le propos du livre est entièrement contenu dans ces lignes.
Le temps de cerveau libre, c'est-à-dire celui qui reste une fois qu'on lui a déduit le temps consacré à dormir, à se laver, à manger, au travail, aux transports et aux tâches domestiques a connu une augmentation sans précédent dans l'histoire de l'humanité. On estime qu'il s'établirait en moyenne à 5 heures par jour en France. C'est ce temps disponible qui fait l'objet du présent livre. Il représente en théorie un véritable trésor attentionnel, mais, en pratique, à quoi est-il consacré ? En dressant le constat passablement déprimant des usages, ou plutôt des mésusages que nous faisons de ce fameux temps libéré, le sociologue Gérald Bronner s'attache à montrer que ceux-ci découlent d'invariants communs à l'espèce humaine : les nouvelles technologies sociales n'ont pas créé notre besoin éperdu de reconnaissance ou notre goût pour le sensationnel, elles les ont juste considérablement amplifiés.

À quoi est donc consacré notre précieux temps disponible?
Je pense que vous connaissez tous le terme de junk food pour qualifier les aliments ultra-transformés qui réussissent l'exploit d'être à la fois extrêmement pauvres sur le plan nutritionnel et extrêmement riches en sucres et en mauvaises graisses, et qui, en flattant nos goûts les plus primaires, créent une véritable addiction. Eh bien, si l'on transpose ce concept de junk food aux contenus dont se nourrit notre cerveau au quotidien, on aboutit au constat qu'en moyenne plus de la moitié de notre temps libre est consacrée aux écrans, et, qu'en moyenne toujours, ce temps passé sur les écrans est majoritairement gaspillé à absorber des junk informations.
Que sont ces junk informations au juste ? Qu'est-ce qui retient le plus notre attention sur le « marché cognitif »?
Sans grande surprise, le sexe. Les vidéos pornos représentent aujourd'hui un bon tiers de la totalité des vidéos regardées chaque jour dans le monde.
Ensuite, la peur. Au milieu de la cacophonie ambiante, l'information qui suscite la peur retient tout particulièrement notre attention. Ce qui était un indéniable avantage au temps de la préhistoire où, pour survivre, il valait mieux avoir peur pour rien et prendre la fuite que ne pas s'alarmer et se faire bouffer par un ours, est devenu un réel handicap dans des sociétés soumises à un flux d'informations continu. Ainsi, l'agence Influence Communication qui scrute le fonctionnement des médias nord-américains a-t-elle relevé que l'année 2016, année de l'élection de Donal Trump, avait été marquée par un taux record de contenus informationnels relevant de la peur : 40%.
Souvent en lien avec la peur, vient ensuite la colère. Inutile de s'appesantir sur les effroyables méfaits de la colère, en particulier quand celle-ci s'empare de populations entières. Comme le résume la neuroscientifique américaine Molly Crockett : « L'indignation est un feu et les réseaux sociaux sont comme de l'essence. »
Le goût pour l'inconnu, la curiosité, profondément enracinés dans la logique du vivant, deviennent, dans un monde où les médias poursuivent jusqu'à l'obsession ce qui fait événement, très problématique. Pour attiser notre curiosité, les médias n'hésitent pas à accentuer, quand ils ne les créent pas de toutes pièces, l'incongruité ou la conflictualité de faits parfaitement anodins.
Enfin, notre besoin inassouvissable de reconnaissance qui nous pousse à poster des selfies à tout va, liker et disliker, pérorer à tort et à travers sur les forums, bref, à tout faire pour attirer l'attention. Ayant déjà longuement développé ce point dans ma critique des Liens artificiels de Nathan Devers, je n'y reviens pas.

Le propos de Gérald Bronner n'est pas de nous faire la morale, mais de nous éclairer sur les ressorts psychiques et biologiques du comportement humain.
« Rien n'est condamnable, en soi, dans l'expression de ces compulsions. Mais rien ne nous oblige non plus à en devenir les esclaves. »
Ces plaisirs attentionnels à court terme sont le fruit de mécanismes psychiques découverts dans les années 50. Ces mécanismes, baptisés circuits de la récompense par les chercheurs en neurosciences, ne sont pas mortifères en soi, bien au contraire. Ils jouent un rôle crucial dans la motivation de l'individu et de l'animal. le problème, c'est que lorsqu'on active trop fréquemment ces circuits du plaisir à court terme, on se met à générer un niveau de dopamine durablement élevé dans la zone postérieure du cerveau, qui aboutit à une redistribution des connexions neuronales dans cette zone au détriment du cortex préfrontal.
« Il se trouve que les neurones voient leur niveau d'excitabilité s'élever à mesure qu'ils sont excités par la dopamine. Pour obtenir le même effet, il en faudra toujours plus; cela décrit exactement ce qui se produit dans les phénomènes d'addiction. »

Notre appétence à titre individuel pour la jouissance immédiate qui détourne une part significative de notre précieux temps libéré vers des junk informations pose déjà un grave problème en soi : manque d'attention et de concentration, frustration, addictions parfois mortifères … sans compter que ce gaspillage du temps individuel représente un énorme gâchis en terme d'intelligence collective. Mais ce n'est pas tout. Ces informations, parce qu'elles s'appuient sur nos peurs, notre goût pour le conflit ou le sensationnel, nous présentent une vision terriblement déformée de la réalité, entretenant un rapport lointain avec la vérité, quand elles ne l'escamotent pas purement et simplement. Malheureusement, selon une loi énoncée par le programmateur italien Bardolini : « La quantité d'énergie nécessaire à réfuter des idioties est supérieure à celle qu'il faut pour les produire. » Autrement dit, rétablir la vérité est plus coûteux que de la travestir. Les théories complotistes et les fake news ont manifestement de beaux jours devant elles.

Enrico Fermi, prix Nobel de physique en 1938, estima qu'en tenant compte du nombre d'étoiles de notre galaxie et du nombre possible de systèmes planétaires gravitant autour d'elles ainsi que du nombre d'entre elles susceptibles d'accueillir la vie, le nombre de civilisations extraterrestres susceptibles de nous visiter était assez important. Or, à ce jour, en dépit de la mise en place d'un système d'écoutes de potentiels signaux extraterrestres, seul le silence cosmique nous a répondu. de toutes les hypothèses qui tentent d'expliquer le paradoxe de Fermi, l'une paraît s'imposer, nous dit Bronner, particulièrement inquiétante : une civilisation, où qu'elle se trouve, doit avoir dépassé un certain niveau de maturité pour se lancer dans l'exploration spatiale. Si l'espace reste silencieux, c'est parce que ceux qui ont eu l'occasion de faire un parcours similaire au nôtre se sont effondrés avant.

Les conclusions de Bronner, pour accablantes qu'elles soient, s'appuient sur des prémisses qui méritent d'être discutées. En ne s'intéressant qu'à la junk information véhiculée par les écrans (TV, jeux vidéos, réseaux sociaux, sites Internet), l'auteur passe sous silence la contribution de ces derniers en termes de joie, de connaissances, de sociabilité, de partage, de découvertes, d'émulation, etc. Pour ne citer que l'exemple de Babelio, nous sommes nombreux, une majorité sans doute, à considérer que le site nous apporte davantage de bienfaits que de méfaits. Par ailleurs, Bronner déplore le fait que la plus grande part de notre intelligence collective soit gaspillée, alors qu'on en aurait grand besoin afin de relever les immenses défis de notre temps. Oui, certes, c'est désolant. Mais n'en a-t-il pas toujours été ainsi? Les progrès enregistrés par l'humanité n'ont-ils pas été de tous temps le fait d'une infime minorité? Et même si une majorité de l'humanité enfin libérée des contraintes de la survie est bêtement occupée à assouvir ses plaisirs immédiats, il n'en reste pas moins vrai que le nombre de gens consacrant une part non négligeable de leur temps libre à des tâches fécondes n'a jamais été aussi grand.

« La pensée n'est qu'un éclair dans la nuit, mais c'est un éclair qui est tout. »
Henri Poincaré, La Valeur de la science.
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L'essai de Gérald Bronner publié en 2021 repose sur un constat implacable : « le temps de cerveau disponible » n'a jamais été aussi important qu'aujourd'hui. Et notre avenir dépend de l'utilisation que nous ferons de ce temps autrefois dédié à un dur labeur. Selon que ce temps sera consacré à regarder des vidéos de chats, ou à approfondir nos connaissances, se dessinera un avenir très sombre ou porteur d'espoir.

« Apocalypse cognitive » est un essai foisonnant, parfois complexe, souvent passionnant, qui se propose d'aborder les enjeux relatifs à l'émergence d'un « marché cognitif », où se confrontent une demande et une offre de contenus numériques. Afin de nous éclairer sur le développement de ce marché d'un genre nouveau, l'auteur nous propose un décryptage très fin des mécanismes cérébraux mobilisés par l'offre permanente de contenus.

Hanté par la pandémie du Covid-19 qui a servi d'accélérateur au développement du marché cognitif, l'essai de Gérald Bronner revient sur ce monde à l'arrêt, dont le temps de connexion à différents contenus numériques (et notamment aux réseaux sociaux) a augmenté de manière exponentielle.

« Apocalypse cognitive » prend le temps d'analyser son sujet, de situer les enjeux, de tenter de comprendre les mécanismes en jeu. Et pourtant. L'essai publié en 2021 est déjà daté, sans que cela soit imputable à son auteur, qui ne pouvait prévoir l'émergence d'une Intelligence Artificielle capable de générer des contenus (livres, chansons, peintures, etc.). Si ce phénomène vient modifier le fonctionnement du marché cognitif tel que l'auteur l'envisage, il accroît surtout la pertinence des questions existentielles abordées par l'essai.

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L'auteur se montre facétieux lorsqu'il nous dévoile à la page 190 le véritable sens du titre de son ouvrage qui emprunte à l'Apocalypse selon Saint Jean. le titre peut ainsi de prime abord se comprendre comme « catastrophe cognitive ». En réalité, l'auteur s'appuie sur les étymologies latine et grecque d'apocalypse, qui signifient respectivement, « révélation », et « action de dévoiler une vérité auparavant cachée ».

S'il est parfois teinté d'inquiétude, le but de l'essai n'est pas de décrire la fin des temps, mais d'examiner les conséquences de la fluidification du marché cognitif, de dévoiler le dessous des cartes d'un phénomène au développement exponentiel.

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La première partie de l'ouvrage revient longuement sur la confrontation dérégulée de l'offre et de la demande du marché cognitif.

Son raisonnement s'appuie notamment sur les multiples mécanismes cérébraux qui expliquent notre pente « naturelle » à nous intéresser aux catastrophes, aux faits divers sordides, des informations qui mobilisent une forme de peur « archaïque » dévoyée. Il revient également sur appétit insatiable de nouveaux « like » sur les réseaux sociaux, permettant de sécréter la dopamine dont notre cerveau est si friand. Gérald Bronner revient ainsi en détail sur différents phénomènes documentés qui permettent d'expliquer les invariants ontologiques de la demande cognitive.

Après avoir établi la nature anthropologique de la demande, l'auteur s'intéresse à l'offre qui, selon lui, ne fait que satisfaire la demande. En bref, tout le monde prétend adorer Arte, mais préfère regarder un programme affligeant sur TF1. L'offre de qualité existe et « l'apocalypse cognitive » tient davantage à une demande paresseuse, avide de satisfaction immédiate, ou de sujets « sensationnels », pour des raisons complexes qui tiennent notamment à la nature même de notre fonctionnement cérébral.

On comprend que l'auteur n'est pas un adepte de la coercition et croit aux vertus du libre-échange même lorsque celui-ci concerne notre temps de cerveau « disponible ». Une position discutable qui est néanmoins défendue avec un certain brio.

Il me semble que l'auteur se trompe lorsqu'il ne voit nulle malveillance dans l'offre cognitive qui sature le marché, que TikTok (par exemple) est volontairement conçu pour abêtir les jeunes générations occidentales (en utilisant les mécanismes décrits par Bronner), et que l'addiction aux réseaux sociaux des plus jeunes doit être combattue, y compris par la coercition.

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L'auteur consacre un long développement à combattre la théorie de « l'homme dénaturé », élaborée par de nombreux esprits critiques qui considèrent que l'offre du marché cognitif est volontairement dessinée pour asservir les esprits, destinés à être dévorés par l'ogre capitaliste.

Il cite l'un des tenants de cette théorie, Jonathan Heller :
« Les mass-médias sont une usine déterritorialisée, dans laquelle les spectateurs se fabriquent eux-mêmes de façon à correspondre aux protocoles libidinaux, politiques, temporels, corporels et, bien entendu, idéologiques, d'un capitalisme en voie d'intensification croissante. »

La théorie de l'homme dénaturé implique une logique implicite d'intentionnalité, dans laquelle « les groupes dominants cherchent délibérément à asservir les foules ». Une thèse que défendait déjà Gramsci, pour qui les médias sont au service d'une bourgeoisie cherchant à asseoir sa domination sur la société.

Pour l'auteur, cette analyse refuse d'admettre le caractère anthropologique et donc inéluctable de nos pulsions, qui doivent certes être encadrées, mais qui déterminent la demande parfois peu glorieuse (sexe, sensationnalisme) du marché cognitif. Une demande à laquelle, selon l'auteur, l'offre ne fait que s'adapter.

Si une fois encore, Bronner défend son point de vue avec un certain brio, la question de l'oeuf et de la poule laisse perplexe. Est-ce vraiment l'offre qui s'adapte comme dans de nombreux marchés « classiques » à la demande, comme le soutient l'auteur ? Ou faut-il considérer le marché cognitif comme un marché « à part » dans lequel l'offre pourrait imposer son primat sur la demande ?

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La troisième thématique abordée est celle de la désintermédiation permise par le développement des plateformes numériques qui permet aux leaders néo-populistes tel que Donald Trump de s'adresser directement à leurs électeurs sans passer par les mailles des médias classiques.

Ce nouvel avatar de la dérégulation du marché cognitif ne laisse pas d'inquiéter, en permettant à quiconque d'asséner des contre-vérités avec une assurance qui laisse coi, laissant de côté toute tentative d'argumentation analytique.

En bref, la fluidification à l'infini du marché cognitif permet de propager des « fake news » à tout-va et nous fait entrer dans l'ère de la post-vérité. Ce contact direct entre les dirigeants et le commun des mortels permis par des outils tel que X (ex-Twitter) donne l'illusion de l'avènement d'une démocratie plus « authentique ». Ce n'est hélas qu'une illusion tant cette désintermédiation se fait au détriment de l'analyse, de la prise de hauteur, en un mot de la réflexion.

L'accélération inouïe de l'afflux d'informations vient saturer l'espace médiatique, qui souffre d'une absence de hiérarchisation, au détriment de sujets complexes tels que la situation géopolitique au Moyen-Orient, et au profit de faits divers scabreux qui captent une attention cognitive souvent trop paresseuse.

S'il est difficile de donner tort à l'auteur sur ce dernier point, rappelons qu'en 1986, les médias français nous ont doctement annoncé que le nuage de Tchernobyl s'était arrêté à la frontière avec l'Allemagne. Un mensonge éhonté que la multiplication des canaux d'information rendrait aujourd'hui impossible.

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Gérald Bronner conclut en rappelant les nombreux défis auxquels nous faisons face : dérèglement climatique, épuisement de nos ressources, possibilité d'une auto-destruction massive, et plus étonnant, conquête spatiale dédiée à la recherche d'une civilisation extra-terrestre.

La hauteur de ces défis doit conduire à ne pas sous-estimer les « effets pervers de la dérégulation du marché cognitif : en fluidifiant les relations entre l'offre et la demande, elle nous abandonne à des boucles addictives profondément enracinées dans notre nature ». Autrement dit, c'est parce que notre ressource cognitive est finie « qu'il faut en faire un usage raisonnable et considérer le cambriolage attentionnel comme un fait politique. »

L'auteur revient également sur l'abolition de l'ennui, pourtant nécessaire à la rêverie, créée par la présence permanente de téléphones, tablettes ou ordinateurs. En affirmant que « toute amputation de ce temps de rêverie à explorer le possible est une perte de chances pour l'humanité », il dresse un portrait très sombre des conséquences de la fluidification infinie du marché cognitif.

« On se tromperait donc gravement sur tout ce qui précède si l'on croyait que j'approuvais, même avec la pudeur de l'implicite, des mesures liberticides pour réguler le marché cognitif ».

Tout est dit, Gérald Bronner est un libéral qui préfère « réguler » qu'interdire et craint que le remède ne soit pire que le mal.

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« Apocalypse cognitive » évoque les dangers de la dérégulation du marché cognitif avec une hauteur de vue qui force le respect. Dans cet essai foisonnant, l'auteur aborde de nombreux versants d'une montagne bien difficile à gravir. Sans jamais tomber dans un catastrophisme racoleur, il dresse tout de même un panorama très inquiétant des conséquences de ce nouveau paradigme d'un monde virtuel qui prend une ampleur sans cesse grandissante dans nos vies, et mobilise, pour le meilleur et, hélas le plus souvent pour le pire, notre précieux temps de cerveau disponible.

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Deux remarques pour conclure.

La première concerne l'obsession de l'auteur pour le plafond de Fermi (plafond civilisationnel permettant d'accéder à la rencontre de civilisations extra-terrestres) qu'il développe dans sa conclusion. À supposer que ces civilisations existent, je ne sache pas que les rencontrer puisse être considéré comme un enjeu majeur.

La seconde concerne le développement exponentiel de l'Intelligence Artificielle générative, qui vient fluidifier à l'infini le marché cognitif en y insérant des contenus générés par des robots. Des contenus désincarnés sans aucune valeur intrinsèque, potentiellement totalement erronés, dont la multiplication éclaire d'une lueur crépusculaire le développement à venir du marché cognitif, en privant notamment les jeunes générations du temps consacré à la réflexion personnelle, un temps bientôt aboli par un clic sur Chat GPT, un clic qui résonne comme un clap de fin, et pourrait bien redonner au titre de l'essai son sens premier d'Apocalypse.

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Je remercie enfin sincèrement Anna@AnnaCan qui m'a permis de découvrir cet ouvrage aussi érudit que stimulant à travers sa superbe chronique que je recommande vivement.

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Le visage terrible de la Méduse peint par le Caravage et le titre de ce livre intriguent, et c'est sans doute le but recherché par Gérald Bronner, éminent sociologue, étant donné le sujet qu'il aborde dans Apocalypse cognitive.
Dans le texte, l'auteur expliquera que le mot apocalypse n'est pas à prendre dans le sens qui lui devenu commun, celui d'une immense catastrophe, d'un chaos final de la planète, mais bien dans son sens premier, tiré du grec qui est celui de dévoilement, de révélation; et que la Méduse est la réalité terrible de notre époque marquée par une certaine forme de déraison, que nous n'osons pas regarder en face, comme ce personnage de la mythologie grecque.

Car il s'agit bien de nous dévoiler, avec une argumentation fondée sur de nombreuses preuves scientifiques, que les humains, dont le temps de cerveau disponible a considérablement augmenté durant ces dernières décennies, ne l'utilisent pas pour se former, pour mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent, mais, bien au contraire, ce temps libéré sert essentiellement à utiliser des processus profondément ancrés dans notre patrimoine génétique d'Homo sapiens, et plus largement d'hominidés et d'animaux.

L'ouvrage est structuré en 3 parties principales:

- Dans la première partie nous sont expliqués les facteurs qui ont contribué à nous dégager du temps libre, c'est à dire non employé au sommeil, au transport et au travail, aux tâches domestiques et aux activités sportives. Rien de neuf à ce sujet, progrès de la technologie dans tous les domaines, transport, automatisation et robotique ont réduit par exemple notre temps à parcourir de grandes distances, à exécuter des tâches ménagères, à échanger des informations, etc..Le temps de travail a baissé régulièrement. Ce qui est intéressant, c'est de nous rappeler combien ces progrès techniques ont suscité d'espoirs chez nos anciens en matière de développement de la connaissance et de la qualité de vie. Ainsi la citation optimiste de Jean Perrin datant d'il y a environ cent ans, qui rétrospectivement peut faire sourire, ou grincer des dents c'est selon: « les hommes libérés par la science vivront heureux et sains, et développés jusqu'aux limites de ce peut donner leur cerveau. Ce sera un Éden… » ou celles plus récentes relatives aux progrès de l'informatique vont très vite laisser place à une autre réalité. Et l'auteur nous montre dans ce chapitre que le temps disponible a été absorbé en majeure partie sur les écrans, conduisant majoritairement, surtout chez les plus jeunes, à une perte de disponibilité de l'esprit pour la contemplation ou même la rêverie, et une diminution inquiétante du temps de sommeil.

- Et qu'est ce qui se passe sur les écrans d'ordinateurs et de smartphones? C'est ce ce à quoi s'attache la deuxième partie, la plus passionnante et la plus argumentée, car Bronner, qui travaille beaucoup avec des neurobiologistes (ses travaux lui ont valu d'ailleurs de faire partie de l'Académie de Médecine) fait le lien avec les mécanismes comportementaux et cérébraux qui caractérisent notre espèce depuis l'origine et qu'elle a hérité, pour certains d'entre eux, de nos ancêtres simiens et pré-simiens. Après avoir décrit quelques particularités curieuses et uniques de notre cerveau importantes pour comprendre notre attitude face à internet telle la capacité à saisir une information qui nous concerne au sein d'un brouhaha de voix (effet dit « cocktail ») et au contraire notre difficulté à voir des images « parasites » ou secondaires lorsque notre cerveau concentre son attention sur un récit tel un film policier, Bronner passe en revue, et en n'est pas joli, joli, à quoi les humains passent majoritairement leur temps sur internet. Sans surprise, et cela a été déjà décrit dans d'autres études, le sexe, qui représente environ un tiers du traffic sur le web, 146 millards de vidéos visionnées par an en 2021, ces chiffres laissent rêveurs. L'auteur nous explique aussi que l'on trouve aussi parmi les visiteurs assidus, ceux des pays aux moeurs rigoristes, tels le Pakistan, l'Iran ou l'Arabie saoudite, je dis ceux volontairement, car si les statistiques ne peuvent identifier les individus, il fort à parier que ce sont majoritairement des hommes, puisque c'est déjà le cas en France où la gent masculine représente encore les trois-quarts dans une enquête récente. Plus intéressants sont les développements consacrés à deux émotions primaires, la peur et la colère. La peur ou l'hyper-vigilance à l'égard du danger peut être considérée comme un avantage sélectif qui a sélectionné dès l'apparition du genre Homo, et même à avant , les êtres les plus disposés à surestimer le danger. Comme l'écrit l'auteur, « nous sommes les descendants des peureux ». Mais ce qui était un avantage devient, à l'époque de l'internet et des réseaux sociaux, la cause du fameux principe de précaution, mais aussi de la propagation de craintes infondées et irrationnelles, telles celles du danger des vaccins, de la 5G, des compteurs Linky etc….qui aboutissent souvent à des incohérences de comportement, c'est à dire à vouloir une chose et son contraire. Dans le même ordre d'idée, l'agressivité et la colère qui représentent des émotions métamorphosées du danger, sont profondément enracinées dans notre cerveau. Et l'auteur nous montre de nombreuses études qui montrent que des informations se rapportant à des conflits entre personne se propagent beaucoup plus facilement sur le web, et font bien plus d'audience que des événements positifs. Et nous montre aussi que les médias d'information en continu l'ont bien compris, de même que les géants du web qui ont développé des algorithmes mettant en avant les événements de conflits. Et ainsi Bronner nous livre un décryptage de ce que des mécanismes mentaux hérités de nos ancêtres vont se retrouver considérablement utilisés et amplifiés par internet et surtout les réseaux sociaux, qu'il s'agisse de la curiosité (qui peut être un vilain défaut), la recherche à se distinguer des autres (pour autrefois se reproduire ou obtenir de la la nourriture), des croyances destinées à expliquer le monde qui entourait les hommes préhistoriques devenues ces théories diverses qui visent à simplifier un monde devenu toujours plus complexe. Et, bien entendu, le web offre une diffusion planétaire incomparable en vitesse et en nombre de personnes touchées. Et cette rapidité d'échange empêche de prendre le recul nécessaire et active les boucles addictives de notre cerveau. Bref, c'est à la fois passionnant et inquiétant, car on réalise que Cro-magnon n'est pas loin, que les espoirs fondés sur les progrès de la raison et de la science sont loins de s'être confirmés, que nous utilisons les outils modernes comme autrefois nos ancêtres les silex, les lances et les propulseurs.
- Enfin, la troisième partie aborde la question plus sociologique voire politique, de savoir qui manipule qui. Bronner y analyse en détail et avec de nombreuses références, la controverse selon laquelle les médias influencent nos goûts, comme le prétendent certains sociologues ou philosophes ou au contraire s'y adaptent, dans un logique de marché de l'offre et de la demande. le résultat est sans appel. Bien que beaucoup s'en défendent, ce sont les programmes qui ne demandent qu'un minimum d'attention et de réflexion qui font de l'audience TV; en 2014, année de son prix Nobel de littérature, Patrick Modiano aura un nombre de citations sur les réseaux proches de zéro, en comparaison de celles de Nabila! L'auteur montre que théories de philosophes, linguistes ou sociologues tels Marcuse, Adorno Gramsci, Chomsky, ou encore Bourdieu ou Debord , qui postulent que ce sont les hommes de pouvoir, les capitalistes entre autres, qui ont dès le départ utilisé les instruments de l'information pour asseoir leur domination sur les faibles, ne résistent vraiment à l'analyse des faits. Néanmoins, ce n'est pas le cas pour les néo-populismes qui utilisent sciemment les ressources d'internet et des réseaux sociaux pour promouvoir une démagogie sociale qui prétend s'adresser directement « au peuple » en ne passant pas par les médias, aux mains des soi-disant « élites », pour imprimer l'idée d'une «démocratie directe » passant par les réseaux sociaux, par les fameux référendums d'initiative citoyenne (comme si une génération spontanée d'idées pouvait se faire à partir d'un « peuple » au contours incertains), avec un discours qui s'adresse à notre cerveau primaire et ses ressorts archaïques que sont la peur, la « colère », la réaction immédiate, etc….

Dans sa conclusion, Gérald Bronner appelle à une prise de conscience planétaire de cette apocalypse cognitive, ce qu'il intitule avec humour la lutte finale, et nous rappelle que notre cerveau a toutes les ressources disponibles pour décider de son destin. Je suis beaucoup moins optimiste, voyant déjà, et c'est un point que n'évoque pas l'auteur, qu'une partie non négligeable de notre humanité vit dans des régimes dictatoriaux voire totalitaires, où l'expression est sous contrôle.

En conclusion, un ouvrage salutaire parmi d'autres de l'auteur tels la démocratie des crédules, ou d'autres remarquables par exemple ceux de de Empoli.
C'est aussi plein d'humour et de dérision, ce qui facilite la lecture.
Bien qu'il soit abondamment documenté, et fait appel à de nombreuses références scientifiques sérieuses, on peut reprocher, mais sans doute cela aurait été trop long, de ne voir que les motivations primaires («préhistoriques ») du plus grand nombre, et de ne pas mettre suffisamment l'accent sur la capacité de réflexion, de raison des humains. Après tout, le populiste Trump n'a pas été réélu, et il y a quand même des démocraties raisonnables. Mais le danger est réel, pourrait faire sombrer notre humanité, et une prise de conscience est urgente.
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Voilà un livre d'une incroyable densité. de la première à la dernière page. Un essai, pur et dur.

De quoi s'agit-il ?

Gérald Bronner, croise deux disciplines : la sociologie et la neurobiologie. Il met ainsi au service de son étude les dernières avancées en matière de connaissance des mécanismes profonds du cerveau humain (les circuits de la récompense en particulier) ET les phénomènes de société qui caractérisent l'augmentation toujours croissante du temps libre dont nous disposons (ce qu'il appelle le temps de cerveau disponible).
Et se demande pourquoi les écrans (Télé, ordinateurs, téléphones portables) prennent tant de place dans l'espace temporel qui a été libéré par les gains gigantesques de productivité effectués au cours des deux derniers siècles.

Autant le dire tout de suite, ce voyage d'une grande intelligence et d'une froide rigueur ne nous réserve pas que des bonnes surprises ! A vrai dire, il y en a un certain nombre de très mauvaises.

Il explique pourquoi l'usage que nous faisons de notre temps de cerveau disponible est pour une bonne part un gâchis. Car le cerveau est un "trésor" au sens cosmologique du terme. Un trésor qu'il est d'autant plus regrettable de mal l'utiliser que les défis qui se posent à l'humanité en ce début de millénaire nécessitent toutes les intelligences disponibles. Inutile d'être grand clerc pour comprendre que ce n'est pas vraiment le moment de gâcher ce trésor collectif.

Et c'est là que Gérald Bronner frappe fort. Il explique pourquoi les écrans sont venus percuter en plein vol les espoirs que l'on pouvait placer en tout ce "temps de cerveau disponible", comme dit, dont on a particulièrement besoin.

L'une des idées qu'il met en avant est que la profusion des informations qui découle de la multiplication des intervenants sur le « marché cognitif » nuit à leur qualité – ça, on s'en serait douté - mais aussi et surtout aux destinataires (monsieur tout le monde, vous et moi) qui sont déchirés entre satisfaction de leurs biais cognitifs (curiosité, colère, émotion, sexualité, haine) induits par notre cerveau et la rigueur nécessaire à l'analyse rationnelle capable de produire de vraies réponses.

Alors quelle solution ?

La seule sortie par le haut, estime M. Bronner, est de réfléchir à l'éditorialisation du monde, c'est-à-dire à la façon dont nous voulons élaborer un nouveau « récit du monde ». Il développe l'idée que nous pouvons, individuellement, participer à l'élaboration d'un « récit » de qualité si nous prenons conscience de nos biais cognitifs et que nous décidons de les tenir à bonne distance pour produire nous-mêmes un « récit » différent et salvateur. Particulièrement convaincant.

A tous les lecteurs : accrochez vos ceintures. C'est passionnant !
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Voilà une lecture qui rempli bien le cerveau et qui le rempli intelligemment.

J'avais du temps de cerveau disponible et je ne l'ai pas donné à une boisson gazeuse où à une chaîne de télé qui est souvent en tête des audiences.

Oui, cet essai est copieux mais sans jamais devenir indigeste. Malgré tout, je l'ai lu sans me presser afin de tout bien digérer (et en allant vérifier des mots au dico).

L'Homme n'a jamais eu autant de temps de cerveau disponible. Mais qu'en fait-il ? le remplit-il de manière intelligente ou pas ?

Le consacre-t-on aux sacro saints écrans (et réseaux sociaux) ou à autre chose qui va nous élever ? Je vous le donne en mille, on se consacre tellement aux écrans que notre temps de sommeil a diminué.

Rassurez-vous, ceux ou celles qui ont le nez sur leurs écrans non stop ne sont pas responsables à 100%, les entreprises qui ont fait de nous leur produit savent ce qu'il faut faire pour monopoliser notre attention.

Grâce à nous, ils gagnent un pognon de dingue (mais moins que le groupe Carrefour, tout de même), pompent nos données, que nous leur avons données sans sourciller alors que nous nous hurlions si le Gouvernement nous en demande le quart de la moitié du tiers. Hors nos Gouvernements ne sont pas des entreprises…

Il serait difficile de résumer cet essai, j'aurais l'impression d'oublier des tas de trucs importants. Déjà rien qu'en écoutant son auteur en parler à "La Grande Librairie", mon cerveau avait déjà doublé de volume et j'avais été me coucher moins bête. La lecture me l'a rempli encore plus et je me dois de digérer tout ça à mon aise.

J'ai beau apprécier les lectures instructives et les études du comportement humain (qui n'hésite pas à se contredire), mais je ne voudrais pas lire ce genre d'essai tous les jours, car je pense que mes cellules grises surchaufferaient devant tant de données instructives. En fait, c'est épuisant, mentalement parlant, j'ose le dire.

Un essai qui associe la sociologie à la neurobiologie, qui parle des contradictions humaines (on veut des programmes instructifs, mais on regarde TF1), de ce que nous faisons de notre temps de cerveau disponible et qui est sans concession, car nous ne sortirons pas grandi de cette étude au scalpel.

Un essai copieux, un menu 5 étoiles, avec entrée, plat et dessert, une lecture hautement nourrissante pour mon petit cerveau et qui me donnera matière à réfléchir, car j'ai envie d'en parler autour de moi et d'expliquer aux gens pourquoi malgré notre désir de regarder ARTE, nous allons sur TF1…

PS : Étymologiquement parlant, le mot "apocalypse" n'a rien à voir avec la signification qu'on lui donne de nos jours…

Il faut lire ce livre pour le savoir ou alors, demander à Wiki…

Lien : https://thecanniballecteur.w..
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Que faisons nous de notre temps de cerveau disponible ? C'est à cette question que l'auteur essaie de répondre en passant en revue, les évolutions récentes de nos sociétés qui nous ont offert un accroissement significatif de temps libre nous permettant une plus grande sollicitation de nos cerveaux et l'accès à un marché cognitif colossal. L'internet, les réseaux sociaux, les aspirations des citoyens, les médias, les captations de nos habitudes et de nos goûts, les infos, les infox, tout cela est largement développé de façon documentée et avec beaucoup d'exemples par Gérald Bronner. Cet essai est un très belle réflexion sociologique sur nos comportements actuels et notre avenir possible dans une société numérique où les robots et les algorithmes sont omniprésents.
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J'avais écouté Gérald Bronner et j'étais enthousiaste : quel bon vulgarisateur, plein d'anecdotes, pour expliquer combien la tentation est grande de mal utiliser notre temps d'attention disponible, de nous laisser aller aux fictions et aux jeux, de privilégier la satisfaction immédiate, d'oublier l'intérêt général !
Apocalypse cognitive est un livre plein d'anecdotes qui ne va pas beaucoup au-delà de ces mises en garde, tout en envisageant rien moins que l'extinction de notre civilisation.
Une sorte d'hygiène mentale passant par la gestion des émotions et intégrant la nécessité d'instances de régulation gouvernées par la rationalité et l'universalisme. Rien de bien nouveau, rien de bien capable de faire face au complotisme et au populisme, sauf chez ceux qui sont déjà convaincus.
L'auteur est très souriant, amusant et sympathique. Je suis pleinement d'accord avec ce qu'il propose, mais pas du tout certaine que cela suffise.

Gérald Bronner s'attarde peu en particulier sur le fait que le débat contradictoire entre gens de bonne volonté, de même niveau socio-culturel est en passe de devenir impossible. Qui n'a pas vu depuis le début de la pandémie, certains de ses amis défendre des idées irrationnelles ? Qui ne s'est pas censuré sur les réseaux sociaux pour ne pas diffuser une information solide et vérifiée, mais dont il sait qu'elle déclenchera des avalanches d'opinions acerbes et lui fera perdre pas mal d'amis ?

La pandémie a été un révélateur de l'ampleur des fossés qui séparent les gens, où s'affrontent les croyances, les intérêts réels ou supposés. Je ne parle pas ici que de l'hydroxychloroquine ou du professeur Raoult, mais aussi d'Amazon et de la chaîne de valeur du livre et de bien d'autres sujets sur lesquels je me dispense comme vous de donner mon avis.

Plus grave encore me semble-t-il , l'hypothèse selon laquelle les conspirationnistes et autres négationistes de la rationalité gâcheraient leur temps de cerveau disponible en réseaux sociaux, visionnage de séries et autres jeux. C'est mal les connaître pour les plus militants d'entre eux : ils passent leur temps à s'informer pour conforter leur vision du monde et sont très au courant des efforts de L'AFIS, de la Mivuludes et autre Meta de choc (qu'ils considèrent comme le diable) pour contrer leurs idées. Bien plus informés que vous et moi ! Essayez seulement d'engager la conversation avec eux : votre boite mail débordera bientôt de "preuves" que vous avez tort ! Ils se considèrent comme des soldats qui combattent le mal (qui est en vous/que vous a inoculé la société).

Il nous faut d'autres moyens, mais lesquels ?
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Mes prédécesseurs dans cette rubrique ont émis tellement de jugements pertinents que j'ose à peine donner mon avis ! Je m'y risque cependant, car je pense qu'il FAUT lire Apocalypse cognitive, de Gérald Bronner. Je lui sais un gré infini de mettre pour nous des mots et des chiffres sur une réalité contemporaine : « La dérégulation du marché cognitif – la capacité pour chacun d'intervenir sur le marché public de l'information, sur un blog, sur YouTube, Instagram ou Facebook – permet à tous de capter le temps de cerveau disponible d'autrui ».

L'auteur met en évidence cette sollicitation cognitive permanente ; le despotisme de l'événement ; celui de la comparaison frustrante à un autrui qui se pose en modèle idéal, libre de son destin et de ses désirs, répandu à des millions d'exemplaires sur les réseaux sociaux (mais nulle part il n'évoque René Girard et le « désir mimétique » ou « désir triangulaire » que ce dernier avait si bien analysés dans la littérature et la publicité, longtemps avant le déferlement d'Internet) ; celui des « boucles addictives » jouant sur les invariants de l'espèce humains (besoin de conflits, de colère, de peur, de sexe, etc.) et le fait que déjà, en 2010, selon l'Insee (p. 79), la moitié du « temps mental disponible » était dévorée par les écrans (TV, ordinateurs, téléphones).

Cela n'a pas dû s'arranger depuis. Sachant que plus d'un tiers des vidéos regardées chaque jour dans le monde sont des produits pornographiques (réf. p. 103), et que déjà, du temps de leur ancêtre, le « Minitel rose » représentait au moins la moitié du trafic et des revenus générés, si l'on ajoute les heures consacrées par exemple aux jeux en ligne, à la téléréalité, aux « partages » de contenus (p. 191 : 59% des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n'ont lu que les titres et rien de leurs contenus) il reste de moins en moins d'espace à notre cerveau pour « apprendre la physique quantique, composer une symphonie »… ou même poursuivre, à moyen terme, quelques objectifs moins ambitieux.

Donc, merci à Gérald Bronner de nous rappeler que le cerveau est un trésor que nous dilapidons trop souvent (moi la première), dans une forêt de « pièges à clics » !

Au fil de cette lecture, cependant, quelques petits bémols personnels :

L'expression centrale aurait pu être resituée dans son contexte : en 2004, le PDG du groupe TF1 (Patrick le Lay) écrivait dans « Les dirigeants face au changement » : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau disponible ». Cette formule fit polémique.

Deuxième bémol : beaucoup de références, mais parfois peu de nuances, chez Brenner. P. 63 : Afin d'estimer « ce que représente le volume de ce temps de cerveau disponible », il a recours notamment aux données de l'Insee (enquêtes Emploi du temps 1986-1987, et 2009-2010). Sans jamais relever le fait que ce sont majoritairement les hommes qui disposent de ce précieux temps « que l'humanité aura mis des milliers d'années à libérer » (p. 78) ! Si nous nous penchons sur d'autres statistiques de l'Insee (« le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d'évolutions en 25 ans ? » ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 478-479-480, 2015), nous apprenons que « En 2010, les femmes effectuent la majorité des tâches ménagères et parentales – respectivement 71 % et 65 % ». Charge mentale contre temps (de cerveau) disponible !

Enfin, autant, si ce n'est plus, que de divertissement, l'être humain a besoin de récits (d'où les mythologies, les cosmogonies, les fables, les légendes, les paraboles… d'où aussi le « story telling » des publicitaires, des politiques) et de sens ! Nous avons tous besoin de donner un sens à notre histoire – avec ou sans majuscule – à notre environnement, à nos interactions. J'ai trouvé que ces notions, pourtant fondamentales, n'intervenaient que fort tard, avec ce que l'auteur appelle « l'éditorialisation du monde » et avec le chapitre intitulé « La bataille des récits », le dernier avant la conclusion ! Et nulle part il ne fait référence au formidable livre de Nancy Huston, « L'espèce fabulatrice », paru en 2008.

Mais je maintiens : il faut lire Apocalypse cognitive ! Et espérer, avec Bronner, que, comme il le dit dans une interview à Télérama, en s'évadant de l'empire algorithmique, notre cerveau puisse retrouver « son potentiel de créativité, sa capacité à explorer le possible, dont la science et l'art sont les plus précieuses manifestations ».

Il faut, disait Gide, suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant… c'est l'une de mes citations préférées.
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Ambitieux et pessimiste. Voilà les deux qualificatifs qu'a choisi Patrick Cohen pour présenter l'ouvrage de Gérald Bronner. Celui-ci revendique plutôt une certaine objectivité (en opposant ainsi anthropologie réaliste et naïve). Mais l'ambition est belle et bien là.


Le diable se cache dans les data

Cette ambition est à la hauteur de d'une petite révolution dans les sciences sociales : plutôt que de se baser sur du déclaratif, avec tous les biais que cela comporte, on s'appuie aussi sur des données d'audience, nettement plus précises. Elles révèlent les traits invariants de notre espèce, la face obscure de nos désirs enfouis, les bas instincts de notre nature humaine, nos obsessions pour certains thèmes : la peur, la sexualité, la conflictualité, la comparaison avec les autres… On avait coutume de dire que la télé était le reflet de la société. Ajoutez internet, les ordinateurs et smartphones et rien n'a fondamentalement changé. Dis moi ce que tu consommes sur écrans, je te dirais qui tu es. Il s'agit bien sûr d'une "caricature", du reflet déformé d'un "visage grimaçant".

Mais cette révélation anthropologique, cette apocalypse cognitive est tout de même suffisamment riche d'enseignements pour pouvoir en tirer des leçons. Des leçons et une ambition : se doter des moyens sociaux et technologiques pour optimiser le trésor attentionnel tout en préservant l'exploration encadrée des possibles. Et lutter en même temps contre les interprétations et instrumentalisations que ne manqueront pas de faire certains (misanthropes mais surtout néo-populistes et néo-rousseauistes) de ce nouveau paradigme.

C'est effectivement très ambitieux. Heureusement le livre est relativement long par rapport aux standards actuels (370 pages). L'auteur, avec pas mal de pédagogie (il est prof), prend le temps de nous expliquer toutes ces découvertes, expériences, biais cognitifs et autres statistiques. Certains chapitres sont plus légers, comme celui où il nous raconte avec talent (il est romancier) la vie de Beate Uhse qui ouvrit le premier sex-shop au monde. Revenons à nos moutons ou plutôt à nos notions. Celle qui me paraît la plus importante à comprendre ici est celle que Gérald Bronner nomme "marché cognitif" et que d'autres appellent économie de l'attention (ça doit être à peu près la même chose).


Dispositions et propositions

Le début du bouquin m'a vraiment stimulé. J'ai pensé à Auguste Comte quand Bronner fait de la "grande histoire" et montre que l'humanité est passée du pourquoi au comment, de questionnements enfantins, magiques ou utopiques à une vision plus réaliste. Avec cet "évidement ontologique" on a beaucoup gagné sur le plan matériel mais on a aussi perdu en sécurité cognitive. le monde est devenu plus complexe, plus incertain. On est parfois fatigué de se confronter à autrui. Alors la tentation est grande de se replier dans sa bulle de filtre, sa chambre d'écho Gérald Bronner appelle ça (oui il a tendance à utiliser des expressions différentes des autres, sans doute pour se démarquer).

Mais revenons à l'aspect positif de cette évolution : le temps. Et en particulier le fameux temps de cerveau disponible. c'est-à-dire le temps qu'il nous reste après le travail, les transports, les tâches domestiques et les besoins physiologiques. Ce temps représente aujourd'hui le tiers de notre temps éveillé. On a beau faire plusieurs choses en même temps comme l'a écrit Bruno Patino dans un ouvrage récent (1), ce temps n'est pas extensible à l'infini. L'offre est quant à elle de plus en plus pléthorique. Quand on est optimiste comme moi, on se dit qu'on vit un âge d'or de l'accès au contenu. Un âge où le capital-temps est libéré puis réinvestit intelligemment, entrainant un cercle vertueux de progrès et de gains de productivité.

Hélas nous ne sommes pas tous égaux en termes de self-control. Pris dans une logique de flux certains cherchent à se remplir et à se vider le plus rapidement possible quand d'autres seront capables de couper court pour retrouver le temps long. le problème c'est qu'il existe des entreprises qui ne recherchent pas la satisfaction du client mais son addiction. Tous les moyens sont bons. Même à coup de bonbons, de "friandise cognitive". Mais ça ne nourrit pas notre légitime curiosité intellectuelle, alors ça nous laisse sur notre faim. C'est l'incomplétude cognitive et c'est sans fin. C'est ce que Bronner appelle les boucles addictives (que d'autres nomment circuit de la récompense). le principe est le même : nous rendre accroc (et à cran) aux écrans, nous faire tourner en bourrique, comme des hamsters qui font du surplace ou des lapins s'enfonçant dans leur rabbit hole. Nous ne connaissons alors qu'un régime : le sur-régime.

Ce "circuit de récompense réagit positivement à la nouveauté et à l'information". Ce seeking drive (2), cette recherche frénétique, cette tendance dopaminovore pourrait conduire nos démocraties dans le mur. Surtout si nos écrans continuent de nous envahir et de nous hypnotiser (avec la réalité virtuelle pour commencer). Dans cet âge de l'excès, le risque n'est pas l'ignorance (le manque de connaissances) mais la bêtise (le trop-plein d'informations mal maîtrisées). Dans ce brouhaha informationnel, les idiots ne savent plus à quel saint se vouer. C'est là qu'intervient la crédulité utilisée par certains médias ou personnalités politiques, proposant "une éditorialisation du monde permettant de relier des faits par des récits favorisant les pentes intuitives et parfois douteuses de notre esprit." Pour remonter la pente, le sociologue mise sur la "démocratie de la connaissance" pour faire face à La démocratie des crédules. Il a raison. Nous avons des dispositions, ne perdons pas notre temps avec de médiocres propositions médiatiques.
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