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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Plongée dans la littérature concentrationnaire.
Comment transmettre à ceux qui ne connaissent pas les "bas fonds" de l'âme humaine une expérience désespérante sur notre espèce ? Notre espèce ? Ce qui fait notre supériorité ? Notre résistance physique. Un cheval tient moins longtemps qu'un homme à la Kolyma. Voilà tout ce qu'on peut retirer d'une telle expérience, d'après l'auteur. Aucune intelligence, aucune bonté, aucune charité, aucune grandeur, aucun héroïsme, aucune loyauté, aucune amitié, aucun lien, aucun langage, rien qu'une "connaissance inutile" (Charlotte Delbo), celle qu'un homme qui a faim n'est plus qu'une machine sans esprit et que les bourreaux n'ont ni remords, ni regret, ni conscience, ni morale.
Vive le XXème siècle et son abomination.
Par bribes de quelques pages, sans chronologie, dans une forme qui tient de la nouvelle, Varlam Chalamov nous livre brutalement dix-sept ans de goulag. Des prisonniers politiques qui ne sont bien souvent que des prétextes pris dans les rafles staliniennes livrés aux mains immondes des prisonniers de droit commun et aux gouffres mortifères des mines d'or et de charbon de Sibérie. Des chefs, des officiers, des gardiens, des miradors, des barbelés, de la neige, un hiver sans fin où les températures descendent à moins cinquante voire moins soixante degrés, des vols, des mensonges, des exécutions, le compte des morts, des membres gelés, des amputations, le typhus, la fièvre, la peau sur les os, les "crevards" qui vont mourir et des tas de cadavres...Des ouvriers, des paysans, des romanciers, des médecins, des fonctionnaires, des poètes, des hommes politiques, des intellectuels, des soldats de la "grande guerre patriotique" passés des camps allemands aux camps soviétiques, des jeunes prolétaires, des vieux aristocrates, et réciproquement, aucune expérience ne sert, c'est tout un monde sans passé dans les châlits des baraquements glacés à tousser et mourir de froid et de fatigue. Tout se délabre et pourrit, les corps comme les esprits. La mémoire et l'humanité s'effacent, il ne reste plus qu'une horde de spectres sourde et aveugle à la douleur des autres.
La reconstruction de Chalamov est parfaite, elliptique comme son acuité d'alors, avec parfois des flashs, des visages et des visions nettes comme une horreur qui vous poursuit toutes les nuits. L'homme qui rentre est un mort parmi les vivants, sauf que ce n'est pas un cauchemar, mais la réalité. On retrouve les mêmes impressions, les mêmes idées et les mêmes hantises que chez tous les grands témoins de ce genre de camps infernaux, et un désespoir absolu sur la nature humaine. Pourquoi raconter alors ? Sans doute pour que les conditions d'un tel effondrement moral de l'humanité ne se reproduisent pas, pour prévenir...Dernier murmure d'espoir avant extinction des feux.
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Récit d'un crevard


Dans les mines aurifères de la Kolyma, il faut quinze jours pour devenir un crevard selon Varlam Chalamov qui passa dix-sept ans au Goulag, connut des milliers de crevards et en fut un, lui-même, à de multiples reprises.

Etre un crevard, c'est toucher le fond, être au bout du bout, ne plus pouvoir penser plus loin que l'heure qui suit, perdre la mémoire, celle des noms et celle des visages, ne plus parler. Un crevard utilise, au maximum, vingt mots dans une journée qui ont, tous, rapport à son obsession, son seul horizon : posséder un morceau de pain rassis de trois jours qu'il sucera, mâchera pendant des heures.

Varlam Chalamov aurait dû mourir mille fois. Il ne sait d'ailleurs pas lui même comment il a survécu si ce n'est grâce, après un énième séjour à l'hôpital, à un médecin qui fit de lui un aide-médecin. Il nous raconte son quotidien, ainsi que celui de milliers d'hommes et de femmes, fait de souffrances, de cruautés, de violences, de haines, de privations.

Il nous dresse, en détail, le portrait de personnes qu'il a bien connues mais aussi d'anonymes que la Kolyma a engloutis à tout jamais. Il n'y a pas de mots assez forts pour parler de cet ouvrage, il est impossible à résumer, à appréhender, il faut le lire pour "savoir" ou du moins commencer à comprendre.

C'est une lecture exigeante, éprouvante, terrifiante qu'il vaut mieux étaler dans le temps pour mieux absorber, assimiler ce récit, s'en imprégner lentement, ne serait-ce que par respect pour l'auteur et ses compagnons.

Est ce un livre désespéré ? Malheureusement non pour Chalamov, car pour lui, c'est à cause de l'espoir que tout cela est possible. Pour l'auteur, les nazis n'auraient jamais pu conduire les gens jusqu'aux chambres à gaz si l'espoir n'était pas demeuré en eux et ainsi donc, les tortionnaires et bourreaux de la Kolyma n'auraient jamais pu tuer, pendant des années, par le travail et les privations, ces hommes et ces femmes : l'espoir empêche de se révolter, il amène la résignation, l'acceptation parce qu'avec lui, il existe peut-être encore une façon de survivre.

Le crevard, lui, l'espoir, il s'en fout, il n'a même plus la force d'y penser...

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La Kolyma est une région (dont le nom est tiré d'une rivière) de l'extrême est de la Russie. C'est un vaste territoire au climat subarctique, froid et inhospitalier. Au milieu du XXe siècle, pendant le règne de Staline, c'est là, dans des camps du Goulag, que furent envoyé des prisonniers politiques (victimes des purges soviétiques) et des criminels de toutes sortes. Apparemment, ceux de la Kolyma comptaient parmi les plus terribles. Varlam Chalamov y fut envoyé et il survécut dix-sept ans pour raconter son expérience. D'abord parues sous forme de nouvelles dans une revue, les différents récits de Chalamov furent réunis par la suite en un seul volume. Ces récits sont regroupés en six parties (recueils?) d'une centaine d'histoires. Chaque nouvelle constituant un chapitre, bien souvent de quelques pages, parfois une dizaine, rarement plus.

Chalamov y raconte le quotidien de ces victimes de la répression stalinienne. Outre le narrateur, l'auteur lui-même (bien que sous une autre identité), quelques personnages reviennent d'une histoire à l'autre. On découvre les raisons pour lesquelles ils ont été envoyé dans cet enfer, ceux qui ne survivront que quelques jours, d'autres, surprennemment, résistent. Les conditions de vie, les rations quotidiennes, les colis reçus de l'extérieur (et bien souvent saisis ou abîmés par les gardes), les échanges (tes cigarettes contre ta ration de pain), les vols, les disputes entre les prisonniers. On se rattache à tout pour passer à travers, les souvenirs, l'amitié, même celle d'un chien errant adopté par les prisonniers. Beaucoup sont des médecins, des ingénieurs, des intellectuels de toutes sortes et, pour ne rien oublier, ils se récitent les poèmes des grands écrivains (Blok, Pouchkine, Maïakovski, etc.) et se racontent même des nouvelles (La dame de Pique).

« La vie n'est qu'une attente de la mort par un travail au-dessus des forces humaines, par la faim, par un froid insoutenable, une peur qui dévore l'âme. le monde concentrationnaire est le reflet de la vie mais derrière les barbelés. Tout y est plus grossier, plus dur, plus franc, les relations des maîtres avec les esclaves, les relations entre les hommes… » (postface, p. 1490-1491)

Outre la prison, il y a aussi la Kolyma elle-même, presque un personnage à part entière. le froid, la taïga, les forêts où l'on va couper les mélèzes ou les pins nains sibériens, les gisements d'or à miner. le travail est ardu, brise les hommes, âmes et corps. Certains simulent la maladie pour s'épargner quelques corvées mais c'est un choix à double-tranchant : ceux qui feignent et qui sont démasqués risquent pires. D'autres sont tellement à bout qu'ils sont acculés au suicide. Au-delà des thèmes terribles, (mort inéluctable, humiliations et tourments, anéantissement de toute forme d'humanité), il y en a d'autres plus positifs, comme la solidarité et l'espoir. Eh oui, même si c'est difficile à croire, car, sinon, comment expliquer que certains y ait survécu si longtemps?

Aussi, les Récits de la Kolyma n'est pas qu'une succession d'horreurs. Même s'il constitue un témoignage très réaliste, la plume de Chalamov l'adoucit quelque peu. L'humanise? Dans tous les cas, elle la rend intéressante et agréable à lire. (Pour ceux qui ne sont pas trop sensibles.) C'est que les descriptions, même si elles sont réalistes, sont autant évocatrices. de plus, l'auteur nous réserve des surprises, parfois nous tient en haleine, à l'occasion nous sert de l'humour (bon, la plupart du temps, mélangé au cynisme et à l'ironie…) et même des moments poignants.

Passé la moitié de ce pavé de 1500, je croyais en avoir lu assez. Il n'y avait pas de redite à probablement parler mais je croyais avoir lu l'essentiel. Les conditions de vie, là-bas, sont terribles, j'ai compris. Ça peut s'arrêter là. Mais, finalement, non! Cet effroyable témoignage aurait pu être dix fois plus long! Comment se plaindre de quelques heures de lecture quand des individus ont vécu cet enfer des dizaines d'années? Chaque nouvelle, chaque passage représente une éternité, un épisode terrible (voire final) dans la vie d'êtres humains. Comment oser dire que c'est trop long?

« La Kolyma n'est pas un enfer. C'est une entreprise soviétique, une usine qui fournit au pays de l'or, du charbon, du plomb, de l'uranium, nourrissant la terre de cadavre. » (postface, p. 1484). Il faut se rappeler collectivement de cet enfer institutionnalisé même s'il s'est passé à une autre époque (pas si lointaine) et dans un régime étranger. Toute forme d'abus et de négation de l'être humain doivent être décriées et, souvent, la littérature est un moyen d'y parvenir.

À ceux qui sont intimidés par ce pavé, je suggère de commencer par Une journée d'Ivan Denissovitch, écrit par Alexandre Soljenitsyne.
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Celui qui plonge dans les Récits de la Kolyma n'en ressortira pas indemne et il n'aura pas le droit de quitter son immersion en apnée avant la fin d'une lecture hallucinée sous peine d'être accusé de traîtrise et de se trouver condamné à piocher sans fin dans les strates de la mémoire du goulag. le poète russe Varlam Chalamov (1907-1982) a passé vingt et un ans dans les camps staliniens (1929-1931, 1937-1951) dont seize dans le grand nord russe, sur la presqu'île à l'est de la Sibérie, la Kolyma, qui compte « douze mois d'hiver et le reste, c'est l'été » (libéré en 1951, il revient à Moscou en 1953). Prisonnier politique, Chalamov et les autres prisonniers de droit commun sont durement malmenés alors que les truands, les voleurs, les criminels restent les « amis du peuple » et sont seulement rééduqués au lieu « de subir un châtiment ». Les récits âprement dépouillés de Varlam Chalamov relatent dans une prose réduite à l'essentiel, avec très peu de qualificatifs ou de métaphores pour graisser les phrases, l'inexorable traversée des cercles de l'enfer sur la terre gelée de Russie. Les récits ont été rédigés entre 1954 et 1972 et sont rassemblés en six parties. Chalamov avance que ses récits sont inauthentiques car ils ne reflètent pas la pensée des camps dans la mesure où une pensée, quelle qu'elle soit, est impossible et si elle survenait dans l'esprit d'un « crevard » qui ne réfléchit plus qu'avec son corps dans l'instant présent, elle provoquerait une douleur physique intense. Toutefois, Chalamov est un poète et quand il reconstitue après coup (et blessures) son enfermement, sa vision percute le lecteur de plein fouet. Pas d'emphase, pas de larmoiement, seule la réalité rugueuse à étreindre ! le récit intitulé « le gant » qui ouvre la sixième partie éponyme du recueil pourrait concentrer toute l'essence du goulag avec une administration bornée, inhumaine, kafkaïenne et toute puissante en arrière-plan, les combines souterraines, l'absurdité et la cruauté des situations. Chalamov a la pellagre. Il est à bout de force. Il se desquame par plaques entières. Il a endossé sans ciller une nouvelle condamnation totalement injustifiée qui équivaut à une éternité dans les camps. Sa survie ne tient qu'à des amitiés qui se nouent sur le fil. S'il devient aide-soignant, il a des chances de survivre mais il faut savoir, convaincre et surtout s'insérer dans le Plan que les technocrates ont conçu là-bas, sur le « continent », sur la « Grande Terre ». L'administration souhaite lutter contre la dysenterie et Chamalov doit montrer au médecin qu'il en est atteint : « J'étais assis derrière une cloison et j'appuyais sur mon ventre de toutes mes forces, suppliant mon rectum de cracher la fameuse quantité de glaires. […] Je fis appel à toute ma rage. Et mon intestin fonctionna. Mon rectum rejeta… un paquet de mucosités vert-de-gris avec le précieux filet rouge, alluvion d'une valeur fabuleuse. […] le médecin… signa ma feuille de route ». L'hôpital constitue un sursis pour le détenu qui peut « souffler ne fut-ce qu'un jour, une heure ». Chalamov n'est pas diarrhéique, il est à bout de tout. Il en est au moment le plus dur de sa vie. Il va pourtant survivre : « Un beau jour, toute ma peau fut renouvelée. Mais pas mon âme ». Varlam Chalamov n'oubliera jamais et ne pardonnera pas : « […] il faut commencer par rendre les gifles, la charité ne vient qu'après. Se souvenir du mal d'abord, et du bien ensuite ». L'auteur est mort sourd et aveugle quelques jours après son internement en hôpital psychiatrique, le 17 janvier 1982 mais son oeuvre est un monument littéraire éblouissant a contrario comme un trou noir d'une densité telle que le moindre rayonnement alentour est irrémédiablement absorbé dans le puits sans fond de cette étoile effondrée. Quand on a croisé sur une photographie le regard fixe, dur et encore empli de défi dans le beau visage de Varlam Chalamov, on ne sait plus l'oublier. Il habite chaque parole, chaque phrase, chaque mot des récits de la Kolyma et ceci tant que perdurera cette bien sombre humanité.
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Les récits de la Kolyma, paru à New-York en 1966, sont un ensemble de récits, témoignages, réflexions que Varlam Chalamov à rédigé pendant les dix-sept ans qu'il a passé dans cette colonie pénitentiaire de l'extrême Orient russe. Arrêté alors qu'il appartient à un groupe trotskistes de contestation envers Staline, il est condamné une première fois à 7 ans de goulag puis 10 ans supplementaires pour avoir déclaré que Bounine était un grand écrivain russe.
Il y décrit les conditions épouvantables, des voyages en train où les condamnés sont tellement serrés qu'ils doivent dormir debout, la sous-alimentation, l'épreuve des douches (3 par mois) redoutées car il faut attendre des heures dans le froid, craindre les vols des vêtements, ou les remettre infestés de poux...Vivre ou plutôt survivre reste un miracle avec une température en hiver de près de - 60 degrés, le travail dans la mine aurifère où le stakanovisme est de règle et quand les résultats ne sont pas atteints, les diminutions de rations de pains y sont réduites de moitié, les tentatives d'évasion seulement au printemps car l'hiver interdit toute possibilité de fuite et surtout de survie en milieu particulièrement hostile. Il porte un regard sur la deshumination que le système du goulag génère, les dénonciations arbitraires pour s'approprier le peu de bien de la victime dénoncée, la folie qui guette les plus fragiles mentalement, les lettres interceptées, les colis négociés pour une amélioration des conditions de vie.
Varlam Chalamov avec des récits courts, réussi à rendre universelle son expérience en decrivant la nature humaine et les comportements qu'il développe pour sa survie, faisant preuve de recul et d'observation de la condition humaine.
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La Kolyma est une région de l'Extrême-Orient russe. Elle est surtout accessible par avion ou bateau, d'où la désignation du reste de l'Union soviétique sous le terme de 'continent', bien que la Kolyma ne fût pas une île au sens propre du terme.

Le sous-sol de la Kolyma est riche en matières premières (or, charbon…), mais son climat est hostile (températures parfois inférieures à - 50°C). Pour exploiter ces richesses et étouffer toutes velléités d'opposition, le régime soviétique expédia des millions de personnes en camps de travail, essentiellement sous Staline. Les chances de survie y dépendaient notamment des travaux exigés (le travail en cuisine était l'idéal, permettant de chaparder de la nourriture, tandis que dans les mines un homme s'épuisait en quelques semaines), et du motif de condamnation. Les condamnés de 'droit commun' avaient un traitement de faveur par rapport aux 'politiques', et faisaient régner leur loi dans les camps.

Alexandre Soljenitsyne (1918-2008) a minutieusement décrit et analysé le Goulag dans son essai intitulé « L'Archipel du Goulag ».
Evguénia Sémionovna Guinzbourg (1904-1977) a rapporté des témoignages émouvants de ses passages dans les prisons du NKVD puis dans des camps de travail forcé.

Comme Soljenitsyne et Guinzbourg, Varlam Chalamov (1907-1982) a travaillé dans ces camps, lui de 1929 à 1931 puis de 1936 à 1951.
Tous trois ont été condamnés au titre de l'article 58 du code pénal, qui permettait aux autorités de condamner quiconque sans motif après un simulacre de procès (débats non contradictoires, prise en compte d'aveux extorqués par ruses ou tortures et de témoignages fabriqués). Chalamov survécut grâce à une hospitalisation puis à une affectation sur un poste d'aide-médecin après 1946 (le sigle 58 désignant le motif de sa condamnation avait exceptionnellement été effacé par un juge).

Une comparaison entre "L'archipel du Goulag" et les "Récits de la Kolyma" est intéressante. Les démarches d'écriture de Soljenitsyne et de Chalamov sont en effet très différentes. le premier souhaite ici constituer une regrouper et restituer un maximum d'information sur ce que fût le Goulag, expliquer les raisons de sa génèse, analyser les rouages de ce système esclavagiste, tout en montrant ses conséquences sur ceux qui en furent victime et sur l'ensemble du pays. Par contraste, son court roman intitulé "Une journée d'Ivan Denissovitch" est un témoignage du quotidien d'un détenu, avec une moindre ambition de contextualisation historique. Chalamov témoigne lui aussi du quotidien dans les camps, limitant souvent son propos à le décrire. Malgré des démarches et ambitions littéraires si différentes dans "L'archipel du Goulag" et dans "Récits de la Kolyma", ce qui est le plus marquant à la lecture successive de ces deux ouvrage, est très la grande similitude de l'univers concentrationnaire qu'il décrivent. C'est logique me direz vous puisqu'il parlent de la même chose : c'est vrai mais ils ont écrit une partie de leurs livres après leurs libération, et chacun aurait pu déformer les choses à partir de ses propres a priori. Or leurs divergences au sujet du Goulag n'ont pas porté sur les faits (hormis la présence d'un chat vivant relatée par Soljenitsyne dans un de ses romans, que Chalamov estimait impossible tant la faim y régnait), mais sur les conséquences de l'influence du Goulag sur les êtres humains vivant dans ce système : selon Chalamov rien de positif ne pouvait en naître. Il est possible que la déshumanisation qu'il constate explique son regard détaché décrit ci-dessous - sans jugement - sur les personnages et leurs actes.

Cet ouvrage de 1480 pages est composé d'environ 150 récits. Ces récits ne forment pas une autobiographie au sens propre du terme, puisque divers personnages y sont mis en scène à la première personne du singulier. Ils témoignent cependant de l'expérience de l'auteur et de ce qu'il a vu dans les camps de travail forcé soviétiques.
Il y montre la souffrance physique à laquelle la plupart des détenus politiques furent soumis : notamment la faim, le froid, des journées de travail harassantes, le manque d'hygiène (poux), la maladie (scorbut, dysenterie…), etc. La mort est montrée comme une banalité, y compris quand elle résulte de la violence de codétenus ou de gardiens, ou du suicide. La souffrance morale est également présente, d'autant que beaucoup de détenus politiques sont présents pour des infractions qu'ils n'ont pas commises.

Le style de Chalamov est descriptif. Il raconte des faits et relate des dialogues, et ce avec un regard neutre. Il montre aussi les comportements des personnages - souvent choquants pour le lecteur – sans les juger.
Pour lui, les camps sont une école de déshumanisation ; au camp, moralité et survie sont généralement incompatibles.

Malgré la gravité du sujet, la lecture de ces récits n'est jamais pénible. le ton détaché voire cynique adopté par l'auteur permet en effet au lecteur de conserver une certaine distance avec la cruelle réalité décrite.

Je recommande très vivement la lecture de ce monument de la littérature russe. Je conseille d'ailleurs de commencer d'emblée par cette édition Verdier, plutôt que par une autre édition disponible en version française qui ne comporte que des extraits choisis.
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Ce qu'il y a de "bien" depuis que je découvre l'URSS c'est que je n'en finis pas de découvrir l'horreur, la monstruosité et la terreur qui ont accompagné ceux qui y vivaient.

Varlam Chalamov a fait partie des "gagnants" , de ceux qui ont connu des années durant ces autres camps de concentration, qui firent les heures de gloire de Staline .

Direction la Sibérie et son froid polaire, rendez-vous avec la faim, la douleur, la mort le plus souvent, pour mettre en place l'exploitation de mines aurifères. Les hommes sont déversés par milliers pour être exploités jusqu'à leur dernière goutte de sang, leur dernière étincelle de vie.

Les treize récits qui composent le livre sont terriblement efficaces pour nous permettre d'entrevoir ce que ces hommes ont enduré. Pas de larmes, pas de cris déchirants ,l'auteur ne joue ni sur le pathétique ni sur la compassion. Il relate avec précision des faits presque comme un documentaire dans une écriture, belle, neutre, tranchante qui font la force et la beauté de ces récits.

Magnifiques textes pour un témoignage douloureux mais nécessaire, je remercie celui qui me l'a conseillé .
Lien : http://theetlivres.eklablog...
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Comprend :

Les récits de la Kolyma
Rive gauche
Le virtuose de la pelle
Essais sur le monde du crime
La résurrection du mélèze
Le gant ou KR2
 
Ces textes forment selon les souhaits de l'auteur un ensemble. L'auteur y évoque essentiellement son expériences des camps soviétiques, surtout ceux de la presque île de la Kolyma, mais il revient aussi plus brivement sur ses passages en prison, et sa première expérience au camp de la Vichéra, et encore plus brièvement son retour à Moscou.

Cette immense fresque de la déportation se présente sous forme de courts récits, de quelques pages pour la plupart d'entre eux. Il n'y a pas de progression chronologique, les textes peuvent se situer à n'importe quel moment, également les mêmes événements sont évoqués à plusieurs reprises, sous des formes plus ou moins proches. le récit peut être à la première personne, ou au contraire à la troisième, souvent un personnage très proche de l'auteur se trouve au centre du récit, mais avec des noms différents, parfois il peut s'agir d'une autre personne.

Il ne s'agit donc pas pour l'auteur de reconstituer un récit de vie, le sien, mais de nous livrer la terrible expérience qu'il a vécu sans doute de la façon dont l'a gardé sa mémoire: les épisodes les plus marquants sont toujours présents, ressassés, impossibles à oublier et à vraiment digérer, ils reviennent de façon récurrente, les époques et les personnes se télescopent, tel épisode en fait revenir un autre distant de plusieurs années. Et c'est cette mémoire en fragments qu'il nous livre.

C'est terriblement amère, plein de désenchantement sur la nature humaine, sans doute l'un des récits les plus durs sur les camps soviétique qui soit, pas forcement par les événements relatés, mais plus par la vision très noire de l'homme qu'il transmet. Mais en même temps Chalamov a une écriture magnifique, qui fait qu'il est difficile de lâcher ce livre une fois commencé, et qui en fait incontestablement une très grande oeuvre. A déconseiller toutefois à des moments de dépression ou de doute profond, car c'est souvent d'une noirceur totale, d'un désespoir incommensurable.
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Un livre prenant, époustouflant, écrit par un miraculé et qui dépasse tout ce que l'on a pu lire sur les goulags pendant que sévissait le "petit père des peuples".

L'auteur a été condamné durant la guerre pour avoir déclaré que Bounine était un classique russe. Ce crime abominable, ainsi que l'on pourra en juger, lui a valu l'application de l'article 58, alinéa dix réservé aux ennemis du peuple qu'il convient d'éliminer en leur appliquant les pires conditions de détention.

Les récits de la Kolyma sont une description unique de toutes les bassesses, humiliations et perversions humaines, mais aussi de ce que peut être l'instinct de survie.

La vie dans les camps du nord de la Sibérie est décrite dans ses moindres détails et l'on excusera les quelques répétitions et redites dans cette importante quantité de récits vécus.

On reste naturellement "marqué" par la lecture de cet ouvrage.
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Avant d'entrer dans le dur, revenons sur les dates importantes de la vie du russe CHALAMOV (1907-1982) et des raisons de ses déportations, indispensables pour bien cerner ce qui va suivre. Trotskiste, il diffuse en 1929 ce qui sera appelé « le testament de Lénine » pamphlet mettant en garde contre le pouvoir absolu de STALINE. Il est arrêté, condamné pour cinq ans puis expédié au camp de la Vichera d'où il sortira en 1932. À nouveau arrêté en 1937 pour « activité trotskiste contre-révolutionnaire » et à nouveau condamné pour cinq ans, il est déporté dans les sinistres camps de la Kolyma, à l'extrême nord-est de la Russie, dans lequel il travaille à la mine. Toujours prisonnier, il est pourtant à nouveau condamné en 1943 pour dix ans supplémentaires, pour avoir affirmé que l'écrivain Ivan BOUNINE faisait partie de la littérature classique russe.

En 1946, contre toute attente, CHALAMOV est nommé aide-médecin au sein même de la Kolyma. Sa souffrance physique s'en trouve allégée. Bien qu'il soit libéré en 1951, il reste à Magadane, ville principale de la Kolyma, jusque fin 1953 (année de la mort de STALINE) où il retrouve enfin sa famille. Mais il divorce rapidement. Il est réhabilité par le pouvoir soviétique en 1956. Il aura passé près de 20 ans en détention. Il entreprend l'écriture de son colossal témoignage en 1954 sur les conditions de détention à la Kolyma, à peine sorti du bagne, il poursuivra son travail de longue haleine jusqu'en 1973 (autant d'années à écrire ses mémoires que d'incarcération). Pour témoigner, pour défier le destin : « Nous connaissons la loi des auteurs de Mémoires, leur foi fondatrice, essentielle : a raison celui qui écrit en dernier, celui qui a survécu, qui a traversé le flot de témoins et prononce son verdict de l'air d'un homme qui détient la vérité absolue ». Cette vérité, il veut la faire exploser à la face du monde.

Cet impressionnant livre massue comporte six recueils en plus de 1500 pages (!!!), il est vertigineux : 143 nouvelles, toutes ayant trait à la vie dans la Kolyma. Chronologiquement elles sont placées dans le désordre, mais sont-ce vraiment des nouvelles ? C'est ici le point crucial de ce récit : si elles peuvent être lues isolément ou sans aucun ordre structuré, elles représentent un tout fluide, un témoignage précis et effrayant des conditions de détention dans un camp soviétique, elles sont une seule et unique confession écrite sur 20 ans. Ce récit pris dans sa globalité peut aussi se lire comme un roman sans fiction, puisque divers personnages reviennent, parfois sous des noms différents. Même le narrateur, CHALAMOV pourtant, change régulièrement d'identité pour devenir un autre, afin de pouvoir peut-être ainsi raconter l'indicible, un besoin de se camper dans la peau d'un autre, fut-il un fantôme. Il donne certains noms d'écrivains pour les protagonistes, comme pour affirmer que la littérature est indestructible. Quelques nouvelles sont longues et structurées comme un petit roman, dedans tout y est vrai.

Atteindre la Kolyma, c'est partir de Moscou jusqu'à Vladivostok pour un voyage de quarante-cinq jours, puis embarquer dans un bateau de Vladivostok au point final pour cinq jours et y trouver misère, faim, agonie, fièvre, dysenterie, scorbut. Pour les prisonniers, l'enjeu principal est de survivre au diable STALINE (la plupart n'y parviendront pas). Dans ce camp ils font connaissance avec le travail obligatoire : les mines, les gisements aurifères, pour certains jusqu'à ce que mort s'ensuive. Une règle, horrible, les 3 d': démence, dysenterie, dystrophie. « le pouvoir, c'est la corruption. L'ivresse que donne le pouvoir sur autrui, l'impunité, le sadisme, l'art de manier la carotte et le bâton, voilà l'échelle morale d'une carrière de chef ».

De cette expérience concentrationnaire où le froid glacial est l'ennemi quotidien – pour juger de la température les prisonniers crachent : à partir de moins 50°, leur crachat gèle avant même de rejoindre le sol, la température pouvant descendre jusqu'à moins 60°- je ne vous dévoilerai rien, il faut lire ce recueil ahurissant, faits de détails très précis nous serrant à la gorge. Il est cependant nécessaire d'effectuer des pauses : 1500 pages sur l'univers concentrationnaire de la Kolyma ne se lisent pas d'une traite. Celles-ci sont pourtant captivantes, démesurées, colossales, en un mot : russes. de nombreuses biographies succinctes viennent émailler le tout, elles sont un témoignage supplémentaire.

Il est question en ces pages de littérature (nous sommes en Russie – en U.R.S.S. pardon, ne l'oublions pas), beaucoup de prisonniers tiendront le coup grâce à des vers appris, les livres sont en effet interdits dans le camp, beaucoup d'écrivains et/ou de poètes seront déportés, mourront en camps (MANDELSTAM pour n'en citer qu'un). La littérature encore avec ce recueil surprenant, « Essais sur le monde du crime » ou le ton change. CHALAMOV se fait très offensif contre ceux des camps qu'il nomme les truands, il en veut à DOSTOIEVSKI de ne pas les avoir cloués au pilori. Nous pouvons ne pas être d'accord avec cet essai (qui n'en est par ailleurs par complètement un non plus) qui semble résumer la définition de truand en peu de mots, en faire une catégorie spéciale, expurgée de sa complexité. Ce récit est cependant une partie non négligeable du recueil qui se lit dans son ensemble comme un clou que l'on plante toujours un peu plus profond dans un cercueil. Son style est très littéraire. le livre sera tout d'abord diffusé clandestinement à partir de 1966 (bien qu'il ne soit pas terminé dans son intégralité), première publication hors U.R.S.S. en 1978. Dans son pays natal, CHALAMOV n'assistera pas à sa première publication qui aura lieu en 1987, il se sera éteint en 1982, miséreux, dans un hôpital psychiatrique.

Ce sont les éditions Verdier qui nous ont permis de redécouvrir en 2003 cette oeuvre gigantesque – souvent comparée à celle de SOJENYTSINE, pourtant les deux hommes s'appréciaient peu -, elle est un témoignage essentiel sur un vécu apocalyptique, il vous faudra par moments avoir les tripes bien accrochées, mais sa lecture d'une force toute slave est un document exceptionnel. Pour les plus pressé.es, une version expurgée de moins de 200 pages existe, toujours aux éditions Verdier, en format poche. Pour la version intégrale ici présentée, pas moins de trois traductrices : Catherine FOURNIER, Sophie BENECH et Luba JURGENSON pour faire revivre l'enfer, bravo et merci à elles. Recueil possédant une préface et une postface très bien senties pour mieux se familiariser avec la condition historique. Un travail titanesque à tous les niveaux.

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