Cet ouvrage est destiné aux lecteurs déjà aguerris pour lesquels les concepts de la physique des particules, l'unification des forces fondamentales, le modèle standard et la topologie des chapeaux mexicains n'ont plus de secrets. Pour les béotiens, il n'est sans doute pas à conseiller en tant que première lecture consacrée à la découverte du boson BEH (il existe d'autres ouvrages plus abordables, cf. mes précédentes critiques).
Mais après quelques lectures sur des sujets similaires, histoire de se tanner le cuir au rayonnement des idées scientifiques et des accélérateurs de particules, quelle satisfaction de pouvoir se plonger dans cet impressionnant et foisonnant ouvrage de plus de 500 pages !
Les auteurs,
Gilles Cohen-Tannoudji et
Michel Spiro, ne sont pas nés de la dernière pluie de particules cosmiques, le premier est chercheur émérite au laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du CEA, le second a été président du Conseil du CERN, directeur de l'IN2P3 au CNRS et chef de département au CEA. Ils ont déjà cosignés un ouvrage
La Matière-Espace-Temps, dans lequel ils esquissaient déjà leur vision de l'évolution des idées en physique.
L'entreprise est ambitieuse. Les deux auteurs brossent un panorama extrêmement complet des théories scientifiques, depuis les observations de
Galilée sur la chute des corps jusqu'à la découverte du BEH mis en évidence par deux expériences indépendantes du CERN menées chacune par plus de trois mille chercheurs du monde entier. On remarquera qu'ils n'utilisent jamais l'expression « Boson de Higgs » mais « boson BEH » (plus rigoureux, ils se démarquent ainsi des partisans de la dénomination usuelle mais non légitime, due à l'erreur initiale de
Steven Weinberg et retenue par la force de l'habitude).
Le style est concis, voire minimaliste, sans fioritures, et toujours d'un très haut niveau technique. Il ne s'embarrasse ni d'illustrations, ni de schémas ou de formules excessives (délivrées ici avec parcimonie), il se contente donc le plus souvent d'une description littérale des sujets étudiés, y compris pour les interprétations mathématiques. Sans formuler la moindre équation, les auteurs se réfèrent souvent aux outils mathématiques qui sous-tendent les phénomènes physiques observés et permettent d'en décrire le fonctionnement. Dérivées, intégrales, lagrangiens, champs scalaires, quadrivecteurs, espaces de Hilbert, opérateurs hermitiens, groupes abéliens… font partie du vocabulaire largement utilisé. le lecteur ne devra donc pas développer une allergie trop sévère aux outils mathématiques (vous voilà prévenus).
L'élégance des théories mathématiques sont les preuves incontestables de la beauté du monde et suscitent ici l'émerveillement. En bons théoriciens, les auteurs développent les idées mathématiques de la physique qui sont d'ailleurs en soi des sujets d'étude, mais que l'on doit toujours confronter aux expériences sur le terrain (petit coup de griffes en direction de la théorie des cordes). Ils expliquent par exemple comment les fameuses « inégalités de Bell » ont pu être validées par les expériences d'
Alain Aspect en 1982, sans s'appesantir sur les implications philosophiques ou industrielles d'une expérience de type EPR, notamment sur la non localité à l'origine de la cryptographie quantique (ceci est une autre histoire).
Bien que le chemin parcouru soit déjà énorme, les auteurs montrent que le champ de la recherche fondamentale, fort heureusement, est loin de se rétrécir (nous n'avons identifié que 4% de la matière contenue dans l'Univers, il nous reste encore à expliquer l'origine de la matière sombre et de l'énergie sombre, extrapoler le modèle standard, détecter les ondes gravitationnelles…). D'un tempérament optimiste, les auteurs recensent les programmes de recherche en cours, levant le voile sur les différentes pistes actuellement suivies par les chercheurs.
Je ne reviendrai pas sur le détail des idées avancées, lisez donc cet ouvrage qui est véritablement d'une richesse inouïe.
Pour conclure,
Gilles Cohen-Tannoudji et
Michel Spiro reviennent sur l'idée du grand récit universaliste associant cosmologie et physique des particules, et exposent au passage une captivante théorie de l'émergence du réel (les expériences récentes sur la décohérence quantique de
Serge Haroche et David Wineland, prix Nobel de physique 2012, sont évoquées).
L'ouvrage s'achève avec la postface de
Michel Serres, visiblement émerveillé et abasourdi, tout comme le lecteur, par la profondeur des idées, la clarté et l'universalité de ce brillant et encyclopédique exposé, qui, n'en doutons pas, fera date dans la littérature scientifique.