RENOUVEAU
Je n'ai pas encore rencontré d'infirmières neurasthéniques. Le secret de leur sérénité ne
tient peut-être pas tout entier dans le don total qu'elles font de leur activité physique et morale. Peut-être leur optimisme s'alimente-t-il à celui des blessés — car je n'ai pas non plus rencontré de blessés neurasthéniques. Je n'ai vu de tristes, dans une salle où l’on compte, pour douze hommes, vingt et un bras et vingt jambes, que les gens bien portants, les passants, les visiteurs.
La plupart de ces jeunes Français, échappés à la mort au prix d'un membre, guérissent, verdoient comme un arbre ébranché. A voir le teint vivace, l'œil humide et gai d'un enfant de vingt ans, le bras droit scié à l'épaule, et qui rit de sa maladresse à manger de la main gauche, on se dit follement : « Son bras va repousser, mais oui, c'est tout naturel... » Son voisin, pendant qu'on lui panse un moignon de pied informe, se penche, froidement curieux : « Si on ne jurerait pas un morceau de viande que les chats se sont battus dessus ! » Et il rit, lui aussi. Cela est admirable, cela est simple. Nous n'aurons pas à consoler, autrement que par notre amour, notre gratitude, la foule glorieuse de nos jeunes amputés. Déjà ils nous réconfortent, déjà leur bravoure a la suprême coquetterie du sourire, et leur malice redressée joue avec toutes les difficultés. L'un saura dans quelques jours écrire de la main gauche; celui-là pince, entre ses genoux durs de cavalier, un petit miroir, et d'un seul bras se rase et se peigne.
Un amputé du pied se congratule : « J'ai de la chance, on m'a conservé le genou, et on fait à présent des appareils tellement légers ! Ma mère qui se désole là-bas, je n'irai la voir qu'avec mon faux pied ; elle qui s'attend à voir arriver un pilon, ça lui fera une bien bonne blague ! »
Leur hâte de guérir est révélée par leur sagesse même, l'immobilité appliquée, le soin de ne pas déplacer un pansement, l'intensité du regard qu'ils tournent vers la fenêtre et la porte. Mais que l'un des douze vienne à de- mander : — Quelle heure est-il? Onze voix lui répondent, se récrient, discutent une avance ou un retard d'un quart d'heure. Car ils l'avouent tous, amputés crâneurs ou blessés mélancoliques, ce lieu-ci est un lieu entre tous où I’on sent le prix des minutes et des heures, et l'austère, l'inexorable lenteur du sablier.
« Chéri » de Colette lu par Julie Pouillon l Livre audio