Pour écrire, Roland ne s’était jamais fait à l’électricité, et maintenant on était passé au numérique ; il avait prophétisé l’hypertexte comme un gigantesque système de fiches, de même que les premiers inventeurs de l’ordinateur l’avaient conçu comme un instrument mécanographique. J’ai hésité un jour ou deux, puis j’ai descendu la machine dans la rue ; je l’ai mise aux ordures. Quand, pris de remords, je suis redescendu une heure ou deux après, elle avait été emportée ; un chiffonnier s’en était emparé sans en connaître le prix. Je me suis senti mal, mais cet objet n’avait d’autre valeur que symbolique. Le symbole resterait vivant en moi, et il est absurde de s’attacher à des choses.
Aux concours scientifiques, il existait à l’époque et, je pense, encore aujourd’hui, une épreuve, aussi délicate qu’une démonstration de mathématiques, dite de synthèse. Elle consistait à réduire un texte d’idées en un nombre défini de mots, dans une proportion donnée que je ne me rappelle plus. Je me revois comptant le nombre de mots que contenaient mes lignes en moyenne et le nombre de lignes de mes copies. En général, j’excellais dans cet exercice qui exigeait du discernement et de la rigueur, de la finesse et de la géométrie, et il m’arrive de penser qu’aucun n’a été plus utile à ma formation.
Les paragraphes de ce nouvel écrivain s’avérèrent quasi impossibles à condenser, ses phrases étant pour ainsi dire irréductibles. Non que leur langue ou leur style fût impénétrable, du moins cela ne me paraissait pas le problème, mais ils fuyaient comme du sable ou de l’eau qui glisse entre les doigts sans que la main retienne rien. Les mots me séduisaient, je croyais les comprendre, mais j’étais incapable de rassembler la pensée de l’auteur en moins de phrases que le texte n’en avait, de la diviser par trois ou par cinq, ou alors il n’en serait rien resté. J’aurais plutôt été tenté d’articuler, de développer, mais ce n’était ni le genre de ce texte ni apparemment l’intention de son auteur, ni non plus l’esprit de l’exercice, si bien que je me retrouvais, si l’on veut, comme une poule qui a trouvé un couteau, perplexe et tout près de renoncer.
Aujourd’hui, si l’on qualifie volontiers d’écrivains nos maîtres à penser des années 1970, c’est par facilité, pour n’avoir pas à faire le bilan de leurs idées, par exemple de leur apologie de la révolution culturelle en Chine ou de la révolution islamique en Iran ; nous classons nos anciens maîtres à penser dans la littérature pour éviter de devoir juger leurs prononcements les plus immodérés, comme si un poète était moins responsable qu’un professeur. Il est vrai que Roland s’est comporté de plus en plus comme un écrivain dans ses dernières années, rêvant d’écrire autre chose que des essais et consacrant son cours à la préparation de ce qu’il appelait un roman.
Ces lettres, je les possède donc encore, contrairement à certains de mes contemporains qui n’ont pas jugé opportun de les garder, ou plutôt qui ont jugé expédient de les faire disparaître. Et je suis maintenant face à une alternative qui leur est épargnée. Ils vivent en paix, tandis que je me demande si le moment est venu de publier mes lettres de Roland ou s’il n’est pas trop tôt. Elles ont une bonne quarantaine d’années. Presque deux générations nous séparent de ce temps-là. Les gens qui s’intéressent à Roland aujourd’hui, ou qui romancent sa vie, n’étaient pas nés.
Cycle de conférences autour du thème de l'exposition « À bras-le-corps ! Savants et instruments au Collège de France au XIXe siècle ».
Conférence du 30 avril 2024 : Aperçu des chaires scientifiques au Collège de France durant le XIXe siècle
Intervenant : Antoine Compagnon, Professeur du Collège de France
Les chaires scientifiques du Collège de France étaient au nombre de huit sur dix-neuf en 1789, à la veille de la Révolution. Elles furent maintenues jusqu'en 1794, puis sous le Directoire, le Consulat, l'Empire et la Restauration, lorsqu'elles devinrent vacantes. Sous les régimes successifs, leur nombre augmenta lentement, pour passer à treize sur quarante-deux en 1900. L'évolution des matières enseignées, la démographie des professeurs, les vicissitudes politiques des recrutements méritent d'être examinées. Durant un siècle agité de l'histoire de France, le Collège de France, qui s'était réformé avant la fin de l'Ancien Régime, ne démérita point.
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