Mon propre royaume éternel était une île du nom de Gombroon. Mais sur quel parallèle et sous quelle latitude, nord ou sud, elle se situait, je le dissimulai pendant un certain temps aussi rigoureusement que Rome avait dissimulé au cours des siècles son nom véritable. L’objet de cette dissimulation provisoire était de fixer la position de mon territoire par rapport à celui de mon frère ; car j’étais décidé à placer un univers aquatique monstrueux entre nous, dans la mesure aussi où c’était la seule chance (qui devait s’avérer bien mince) d’obliger mon frère à respecter la paix. À la longue, pour une raison inconnue de moi, et à mon grand étonnement, il situa sa capitale à la latitude très élevée de 65 degrés nord. Une fois ce fait déclaré et établi, j’envoyai instantanément mon petit royaume de Gombroon au fin fond des tropiques, 10 degrés, je crois, au sud de la ligne. Dès lors, j’étais au moins du bon côté de la limite, ou me flattais ainsi de l’être, car il m’apparaissait comme l’évidence même que mon frère ne s’abaisserait pas à organiser une expédition maritime coûteuse contre le pauvre petit Gombroon ; et comment pouvait-il m’atteindre autrement ? À coup sûr, s’il se trouvait sous une latitude arctique très élevée, le démon lui-même ne donnerait pas libre cours à sa malice au point qu’elle suive ses propres tendances jusqu’au Tropique du Capricorne. Et que pouvait bien rapporter pareille équipée ? Il n’y avait aucune Toison d’Or dans Gombroon. Si le démon ou mon frère s’imaginait qu’il y en avait une, il se trompait pour une fois ; et cette île ne contenait aucune diversité d’espèces végétales, car pas une fois je ne niais que le pauvre îlot ne faisait que deux cent soixante-dix milles de circonférence. Imaginez alors de naviguer vers soixante-quinze degrés de latitude dans le seul but d’aller croquer une misérable petite noisette de ce genre ! Mais mon frère m’étonna en m’expliquant que, même si sa capitale était située à 65 degrés de latitude nord, ses domaines n’en descendaient pas moins jusqu’à 80 ou 90 degrés de latitude sud ; et pour ce qui est du Tropique du Capricorne, il en possédait une bonne partie. Je fus sidéré d’entendre cela. Il semblait que de vastes pointes et promontoires couraient depuis toutes les parties de son domaine, vers n’importe quel pays, quel qu’il fût, des deux hémisphères – empire ou république, monarchie, polyarchie, ou anarchie – et qu’il pouvait avoir des raisons d’assaillir.
Les Derniers jours d'Emmanuel Kant:
Evocation des derniers jours d'Emmanuel Kant a Koenigsberg en 1804, librement inspirée du récit de Thomas de Quincey.
Réalisateur; Philippe Collin (1995).