Boussole de
Mathias Enard, est un ovni littéraire situé à la frontière entre le roman, l'essaie et le livre documentaire. Riche somme de connaissances dédiée à l'Orient et aux relations entre Orient et Occident au cours des siècles, il se présente comme une longue nuit d'insomnie au cours de laquelle la pensée du narrateur, instable et fuyante, foisonnante autant qu'intarissable, se livre à une passionnante plongée dans le temps et dans l'espace, sur les traces de son propre passé, et sur celles des grands orientalistes qui l'ont précédé.
Le récit principal se déroule donc le temps d'une nuit blanche, de 23h10 à 6h du matin. Frantz Ritter, un musicologue universitaire autrichien passionné d'Orient, ne parvient pas à trouver le sommeil. Couché dans la chambre de son appartement de Vienne, il voit défiler toutes les minutes, se retourne dans son lit, écoute les bruits environnants, et voit peu à peu son esprit partir malgré lui, s'évader dans un voyage intérieur nocturne fait de réflexions, de pensées diverses, de souvenirs mêlés de rêveries. Il se remémore ses souvenirs, ses nombreux voyages en Orient, les moments partagés avec Sarah, une jeune universitaire rencontrée il y a des années, les lieux visités ensemble, leurs discussions enflammées, et les nombreuses expériences vécues au cours de ses séjours. de nombreux récits de vie personnelle en forme de souvenirs s'imbriquent alors au creux du récit principal, celui de l'insomnie. Mais ces récits dans le récit ouvrent à leur tour dans l'esprit connaisseur et érudit de Ritter, sur des réflexions autour des nombreux personnages de l'histoire, plus ou moins connus, qui ont eux aussi voyagé en Orient, ou ont tout simplement été inspirés, influencés par lui. de lien en lien, tout au long de la nuit, la pensée insomniaque de Frantz divague, voyage, s'échappe, revient dans l'obscurité de la chambre, puis repart vers Sarah, cette femme aimée si loin de lui désormais, bifurque de nouveau vers l'histoire des arts, de la musique, de la littérature que lui inspirent ses souvenirs, embarquant ainsi le lecteur dans un voyage culturel d'une extraordinaire richesse.
Il ne faut donc pas chercher dans
Boussole une histoire narrée en continu, ni une petite fiction légère et divertissante déroulée dans une seule direction. Des temps multiples s'enchâssent dans le temps de cette nuit viennoise, s'étirant du 19e siècle à nos jours, des espaces et des territoires lointains et exotiques pénètrent dans l'espace étriqué de cette chambre obscure, d'Istanbul à Alep ou à Téhéran, faisant de
Boussole un fabuleux puzzle culturel, un roman à tiroirs, une toile complexe tissée entre Orient et Occident, entre hier et aujourd'hui, entre rêve, fantasmes et réalité. le voyage intérieur de Frantz au cours de cette nuit interminable est parsemé d'une multitude d'anecdotes, de souvenirs, de pensées imbriquées, de pistes tracées, de liens tissés, mêlant les moments passés avec Sarah et les universitaires dans les années 90, aux parcours et aux vies d'autres orientalistes des deux derniers siècles. le roman est bourré à chaque page de références culturelles, artistiques et littéraires, brossant ainsi une impressionnante galerie de portraits, dressant une gigantesque liste d'oeuvres et de lieux, flirtant parfois dangereusement avec le catalogue. le lecteur rencontre alors une ribambelle de personnages, illustres pour certains (de
Balzac à Wagner en passant par
Goethe ou Mahler), mais pour bon nombre inconnus : artistes, architectes, musiciens, écrivains oubliés, poètes, princes, explorateurs fous, voyageuses-héroïnes au destin romanesque ou tragique, archéologues-espions, scientifiques, qui ne trouvent d'ordinaire leur place que dans les thèses les plus pointues et les travaux les plus confidentiels, mais à qui l'auteur rend ici hommage en leur conférant une identité, une existence, et en les remettant en lumière dans l'histoire culturelle et artistique occident-orientale, au moins le temps que le regard du lecteur ne parcoure la page, puisque nombre d'entre eux seront hélas bien vite oubliés.
Boussole est un roman exigeant qui demande une attention et une implication certaines, par son foisonnement culturel mais aussi par sa langue. D'emblée les premières pages du livre peuvent dérouter voire décourager, enveloppant le lecteur dans une langue riche et inépuisable mais complexe, aux phrases très longues, parcourues de nombreuses subordonnées et usant abondamment de signes de ponctuation d'ordinaire peu employés dans le roman : points virgules, deux points, tirets, parenthèses, venant structurer et rythmer ces longues réflexions égrainées au fil de la pensée insomniaque. Toutefois, la langue est riche sans jamais être austère ni inaccessible, elle est même très souvent drôle, emprunte d'humour pour décrire des personnages hauts en couleur, des situations vécues, l'absurdité de certains comportements et milieux sociaux, ou l'ironie d'événements de l'histoire.
Le choix d'une langue touffue, foisonnante, faites d'imbrications et de digressions multiples illustre d'ailleurs parfaitement le cheminement de l'esprit propre à l'insomnie, qui passe d'une pensée ou d'une idée à une autre sans jamais s'arrêter, sans même que le dormeur contrarié ne s'en rende toujours compte. La pensée insomniaque ne saurait souffrir aucun point, aucune interruption, tout s'enchaîne, tout file, comme la langue dentelée déployée par l'auteur de
Boussole, qui rend compte à merveille de cette instabilité de la pensée lorsqu'on n'arrive pas à dormir.
A travers le personnage de Frantz Ritter,
Mathias Enard restitue fidèlement cet état d'insomnie, marqué par l'instabilité de la pensée, lorsque l'esprit part divaguer dans les méandres de la mémoire ou de la projection, lorsque les songes se mêlent brièvement aux souvenirs, les modifiant, les fantasmant dans une somnolence vite interrompue. Parfois au cours de la nuit l'esprit insomniaque de Frantz est rappelé à la réalité par un son entendu, par le clapotis des gouttes de pluie sur la vitre, une lueur qui entre par la fenêtre, le bruit d'un tramway qui passe, ou simplement une envie pressante. Il revient alors furtivement à la réalité de la chambre et de la situation : je n'arrive pas à m'enlever Sarah de la tête, est-ce bien le moment de penser à elle ? se dit-il, enjoint au sommeil par la raison, avant d'être d'aspiré par une nouvelle pensée, après quelques secondes seulement, et de repartir pour sa sinueuse promenade, tout étant prétexte et rampe d'accès dans ces moment là, vers un nouveau voyage mental jusqu'au prochain rappel tangible. « …changeons-nous les idées, retournons-nous, l'homme qui cherche à s'endormir se retourne et c'est un nouveau départ, un nouvel essaie, respirons profondément. »
Le personnage de Sarah constitue avec l'Orient, l'autre fil conducteur de ce voyage nocturne et de la pensée du narrateur qui, amoureuse, y revient sans cesse. Tout mène à Sarah à un moment ou un autre au cours de cette longue nuit d'insomnie. le dernier article dont elle est l'auteur, reçu le matin même, a ravivé les souvenirs et les sentiments de Frantz pour cette femme cultivée, savante, curieuse et émerveillée, à l'esprit toujours en éveil et avide de savoir. Sarah est fascinante et semble posséder toutes les qualités : elle est belle, intelligente et passionnée, infatigable, d'une énergie débordante, parfois jusqu'à susciter l'agacement, capable de s'indigner des choix muséographiques faits dans tel musée, ou de disserter inlassablement sur les aspects les plus pointus de la littérature orientale. Mais elle est surtout pour Frantz la femme aimée désormais inatteignable, inaccessible, qu'il a laissé partir sans jamais vraiment lui avouer ses sentiments. Sarah est l'héroïne évanescente du roman, toujours présente mais toujours lointaine, qui n'existe plus que dans les souvenirs nocturnes et emprunts de mélancolie et de regrets d'un homme malade, en proie au doute et à l'auto-dépréciation.
Boussole est le roman de ce sentiment amoureux qui parcourt le narrateur tout au long de la nuit, de la manifestation intime d'un amour non assouvi dont il ne reste que des fragments : mails, articles, objets, souvenirs.
Boussole est donc un roman passionnant, extrêmement documenté, ayant pour toile de fond l'histoire d'amour, d'amitié et de complicité intellectuelle de Frantz et Sarah, mais dont la lecture demande toutefois temps et concentration, pour parvenir à être happé par son récit fourmillant, alvéolaire, arborescent qui peut paraître difficile d'accès au premier abord. Cet immense réseau de petits récits mêlés de connaissances érudites aura probablement raison, quoi qu'en dise l'auteur lui-même, de bon nombre de lecteurs peu armés pour ce type d'ouvrage. Pour les plus vaillants, un temps suffisant de lecture sera nécessaire à chaque fois pour se plonger ou se replonger pleinement dans le livre et tâcher de ne pas trop perdre le fil, et malgré tout la tentation de décrocher pourra réapparaître par endroits, et on reprendra parfois sa lecture sans savoir plus où on se trouve. La somme conséquente de références qu'il réunit peut désemparer, mais si le lecteur accepte de ne pas tout connaître, renonce évidemment à faire des recherches à chaque nom croisé inconnu de lui, et se laisse tout simplement emporter dans cette folle nuit de voyages, de rencontres, de découvertes, de visites, de fumeries et d'amours, il ne s'ennuiera pas et en ressortira lui aussi avec l'impression de n'avoir pas dormi. La lecture de
Boussole implique toutefois une bonne dose de courage et un brin de lâcher-prise.
Une fois acceptées les particularités du roman et ses propres limites, le lecteur découvrira un bel hommage à la culture orientale qui plaira aux esprits curieux, aux amateurs d'Orient et de voyages, aux amoureux de la langue française, dans lequel la richesse culturelle d'un Orient aujourd'hui malmené par un contexte géo-politique désastreux, est remis à l'honneur. L'auteur y ravive les liens profonds, les échanges mutuels, les interpénétrations constantes et les constructions communes qui ont existé entre l'Orient et l'Occident depuis des siècles, en faisant des détours par l'art, l'archéologie, la littérature, ou encore l'histoire de la musique. Un vrai régal pour les lecteurs avides de savoir, de culture et de découvertes. Au gré des séjours de Frantz et Sarah, le lecteur visite des sites aussi magiques que majestueux, regarde des fresques somptueuses, goûte des mets subtilement épicés, des nectars aux saveurs explosives, découvre des textes de poésie persane ou se laisse bercer par la voix d'une chanteuse sur fond de oud et de musique orientale, déambule dans les ruelles animées des villes encore épargnées par la guerre, partage la tente de bédouins hospitaliers. Mais plus qu'un simple voyage culturel,
Boussole célèbre l'importance de l'autre en soi, des rencontres, des mélanges, des superpositions, des allers-retours et la nécessaire altérité dans la construction des civilisations. Sans moralisme ni misérabilisme, l'auteur évoque aussi par allusions et par la voix de son narrateur, la triste actualité de ces régions du monde, la situation qui frappe la Syrie et l'héritage du régime monstrueux des Assad depuis des décennies, l'horreur assénée par les islamistes sanguinaires. Il exprime à demi mots la profonde tristesse ressentie à voir la ruine de ces contrées majestueuses qu'il a connues et qui, comme à Frantz et à Sarah, lui sont si chères.
On découvre et on apprend énormément de choses en lisant
Boussole, on en oublie beaucoup aussi, mais cela est sans importance puisque chacun pourra se l'approprier comme il le souhaite, y trouver quelque chose qui l'interpelle, et garder une part de ce roman nourrissant aux mille ingrédients, qui peut se lire une fois, ou plusieurs, d'un bout à l'autre ou par petits morceaux, au gré de ses envies.
[ Pour aller plus loin et se plonger dans l'atmosphère hautement musicale du roman : excellente initiative de l'émission La Grande Librairie, qui met en ligne une playlist qui recense tous les compositeurs, les morceaux et les chansons cités dans
Boussole (beaucoup de musique classique, des opéras notamment, et un peu de musique orientale).
A découvrir sur : http://www.deezer.com/playlist/1523408091 ]