Démolition

Il y a au départ cette idée originale que l'on ne croise pas tous les quatre bouquins : faire de son personnage principal une compositrice contemporaine à la renommée nationale. « Apparemment, les filles ne composaient pas. Il ignorait pourquoi, mais c'était une question intéressante sur laquelle ils devraient revenir plus tard. » Car à part Hildegarde von Bingen, Clara Schumann et, plus récemment Kaija Saariaho et Sofia Goubaïdoulina pour les plus connues, la liste n'est pas longue. Et aborder ce microcosme, celui de la création contemporaine dans le domaine de la musique classique, via le regard féminin, fait penser au film Tár dans lequel Cate Blanchett jouait une cheffe d'orchestre sous pression.



A 39 ans, Alice Augustus est une compositrice reconnue dont les pièces commencent à se jouer au-delà des frontières néerlandaises. Elle est riche grâce aux compositions musicales qu'elle réalise pour des spots publicitaires (tout en reniant l'exercice), habite une luxueuse maison et forme un beau couple avec Mark. Pour son centenaire, l'orchestre de la capitale lui commande même une oeuvre, l'occasion pour Alice de briller une nouvelle fois et de chercher à mettre en musique une fresque monumentale qui l'a marquée. Mais, sous pression, Alice a du mal à se concentrer sur son travail, peut-être à cause de souvenirs douloureux qui ne cessent de revenir.



Démolition aborde habilement de nombreux thèmes, dont celui de la maternité rêvée mais inaccessible. Malgré les nombreux examens médicaux qu'elle subit, Alice ne parvient pas à avoir d'enfant et, à l'aube des quarante ans, le tic-tac de l'horloge biologique l'inquiète. Pourquoi cherche-telle à tout prix à avoir un enfant ? D'autant plus que, comme le faisait remarquer son professeur au conservatoire : « Tu te trouveras en excellente compagnie, sans enfant. Les gosses te bouffent ton énergie et ta concentration. Deux choses absolument nécessaires pour créer. »



Mêlant présent et moments douloureux du passé (relation conflictuelle avec la mère, première relation amoureuse difficile avec un homme beaucoup plus âgé, fausse couche…), le roman questionne en permanence ce que l'on est devenu en fonction des événements qui nous ont construit. le livre se construit en véritable séance de psychothérapie (Anna Enquist est d'ailleurs musicienne et psychothérapeute), multipliant les questions que se posent Alice sur ses manières d'agir et de réagir (« Partager avec lui la peine de ne pas avoir d'enfant – cette pensée la révulse, l'effraie, elle la refoule tout de suite le plus loin possible. »).



Le roman aborde avec intelligence le domaine de la musique classique, notamment en convoquant régulièrement le compositeur Joseph Haydn. Plutôt que de choisir un Mozart ou un Schubert, Anna Enquist préfère Haydn, s'amusant à faire d'intéressants parallèles entre la vie du compositeur autrichien et celle de sa compositrice de papier. Pour qui s'y connait en musique, le roman est un véritable plaisir, tant l'autrice néerlandaise sait parler avec justesse de musique.



Démolition se révèle être le portrait d'une femme déterminée, mais travaillées par ses réels désirs. La pirouette finale des cinq dernières lignes illustre avec humour la personnalité complexe d'Alice.

Le premier chapitre nous place face à un mur de vingt-cinq mètres. Ce mur, sur lequel est représentée une fillette en train de sauter à la corde, est sur le point d'être détruit par une boule de démolition.

Si la scène semble muette au lecteur, elle est une oeuvre symphonique en puissance pour Alice, l'héroïne de ce roman. “Je pourrais mettre ces images en musique, se dit-elle”, non sans mélancolie. “Bien sûr, ce n'est jamais drôle, une oeuvre d'art qui disparaît. Mais il faut évidemment chercher ailleurs la vraie raison de cette tristesse. D'autres ravages, restés secrets.” le visionnage de cette scène de démolition fait surgir l'inspiration artistique chez Alice, mais aussi les traumatismes du passé et l'inquiétude du présent.

Alice, compositrice néerlandaise de renom, est tiraillée entre maternité et création à différentes périodes de sa vie. Pendant ses études au conservatoire, on lui conseille de “ne pas se charger d'une progéniture” pour se consacrer à sa vocation. Mais aujourd'hui, à près de quarante ans, elle tente désespérément d'avoir un enfant. Un désir que son mari partage “un peu, par sympathie”, semble-t-il. “Un enfant ? D'accord. Pas d'enfant ? D'accord aussi.” Comment savoir ? Comment être sûre ? Et ce malgré un corps, un ventre, qui résiste à la maternité ? “Je voudrais parler de cet absurde désir d'enfant qui me fait honte. de l'effarement que j'ai ressenti en voyant les images de la petite fille démolie à la masse. de mon insatisfaction, de ma nervosité. Je ne peux même pas juste être triste.”

Anna Enquist nous donne accès à tout ce qu'Alice garde pour elle. Ses doutes, sa colère, ses secrets, ce “marécage empoisonné qui se cache en moi” : tout ce qu'elle a d'enfoui nous est offert grâce à l'usage du discours direct libre. Dans une seule et même phrase, les pensées du personnage qui dit “je” ou qui dit “tu” s'infiltrent dans la narration qui dit “elle”. Comme s'il y avait plusieurs lignes mélodiques dans ce roman. Plusieurs mélodies à composer - plutôt qu'à démolir.