Ces "Lettres Ordinaires" sont un ovni dans un paysage littéraire pourtant riche et j'ai eu pour elles un coup de coeur absolu.
J'avais entendu parler de cet ouvrage atypique dans je ne sais plus quel article de presse. Il y était question d'une artiste et d'une historienne, de la poste et de centaines de lettres oubliées, inconnues. de lettres sans adresses.
Tout cela a résonné en moi, sans doute parce que j'aime particulièrement me perdre dans d'illustres (et souvent si belles!) correspondances, parce qu'il m'arrive d'écrire et de recevoir des lettres et que c'est toujours un plaisir sans pareil. Parce que, malgré mon amour fou de la fiction et du romanesque, j'aime les livres qui parlent d'inconnus, de la vraie vie de ces anonymes, ces livres qui vous font dire que chaque être quel qu'il soit a une vie, même petite, même simple, qui mérite d'être racontée, vécue... Ainsi, j'avais adoré "Les gens dans l'enveloppe", "En nous beaucoup d'hommes respirent" ou encore "La carte postale"...
Trop de résonnances et si peu de volonté... Je me suis empressée de commander "Les Lettres Ordinaires" éditées chez Manuella Editions, fruit du travail et de la réflexion de l'artiste plasticienne
Adrianna Wallis et de la chercheuse en histoire
Arlette Farge.
L'objet est beau, différent... et je m'y jette avec avidité...
Le point de départ de l'ouvrage?
La découverte par
Adrianna Wallis d'un service fort méconnu de notre bonne vieille poste situé dans le sud-ouest de la France. C'est dans ce mystérieux département que sont acheminées toutes les lettres qui ne peuvent être délivrées à leurs destinataires fautes d'adresses correctes ou d'adresses tout court. Dans le lot, la majorité sont de tristes plis administratifs qui occupent près de quatre-vingts pour cent du total, mais il y a le reste, ce reste composé de lettres personnelles, souvent manuscrites. Et là, dans ce bureau, les employés ont pour mission de décoder les adresses, les écritures afin de pouvoir acheminer les missives à qui de droit. En réalité, ils y parviennent rarement et c'est alors que des lettres par centaines, des mots jetés ça et là sur le papier par colère, par amour, par vengeance ou par amitié sont détruites...
Adrianne Wallis, fascinée, a obtenu d'aller observer le centre dédié à Libourne. Elle a ensuite obtenu de recevoir par cartons entiers ces lettres orphelines dans lesquelles elle a plongé.
Etrange pérégrination que ce voyage au coeur de l'intimité de centaines d'anonymes qui se livrent, se déclarent...
Bien sûr que l'auteure s'est interrogée: lire ces lettres était ce en trahir les émetteurs ou au contraire leur donner la voix qu'une erreur d'acheminement leur avait fait perdre?
Bien sûr que cette lecture a été compliquée tant elle s'est révélée bouleversante, déchirante parfois... Lourde, oppressante.
Elle a lu pourtant et de ces lettres a fait jaillir de l'or en les mettant en scène, en musique dans des expositions qui devaient être aussi puissantes que touchantes...
Et dans le livre enfin , qui comporte le journal de bord de Wallis, une centaine de reproductions des fameuses lettres et enfin une postface de la main d'
Arlette Farge, spécialiste de l'épistolaire. Il ressort de cette composition un livre éminemment singulier, organique, vivant mais réfléchi aussi, digéré... Et c'est virtuose de bout en bout. En effet, les réflexions des deux auteurs sont brillantes, profondes, d'une puissante réflexivité.
Quant aux lettres... Waouh! Elles sont poignantes souvent, déchirantes parfois, illisibles de temps en temps. Elles secouent, questionnent, cognent... Elles m'ont parfois fait une peine infinie et j'ai parfois pensé qu'il est des lettres que je voudrais bien recevoir... Elles m'ont interrogée et je me suis moi aussi demandée si j'avais le droit... Elles m'ont ébloui surtout par ce qu'elles disent de l'être humain, de nous tous et de nos vies, par ce qu'elles traduisent de ce qui forme l'humanité, par leur déversement intime qui touche pourtant à l'universel, par leur force et toute l'émotion qu'elles dégagent...
J'ai lu, j'ai dévoré, j'ai pleuré, j'ai réfléchi... j'ai ri aussi parfois et parfois encore je n'ai pas compris.
Rarement un livre ne m'aura tant donné envie d'aimer mes frères humains et les liens qui entre nous tous se tissent parfois.
Rarement un livre ne m'aura poussé ainsi qu'il l'a fait à reconsidérer tous ces inconnus que je croise chaque jour, à me demander s'ils sont heureux, ce qu'ils écrivent, ce qu'ils ont besoin de dire ou de vivre...
Rarement un livre ne m'aura permis de me sentir si humaine...
Rarement un livre ne m'aura fait prendre autant conscience de l'importance des ces lettres à quelqu'un ou à personne, de ces lettres qui font parfois tenir debout et qui disent tant de l'âme de celui qui écrit...
Un ovni, mais un bel ovni.