Je me rappelle avoir lu jadis en cachette deux Sulitzer empruntés à une voisine, Hannah et L'impératrice, et avoir été fascinée par le personnage féminin, une jeune Polonaise qui devenait une pionnière de la cosmétique. J'avais relu les deux tomes plusieurs fois, sans savoir à l'époque que Sulitzer (ou plutôt
Loup Durand) s'était inspiré de l'extraordinaire destin de Chaja Rubinstein, devenue Helena Rubinstein, née à Cracovie en 1872 , partie vivre à Vienne, puis en Australie. Là-bas elle avait eu la lumineuse idée de reproduire une crème créée par un chimiste hongrois pour vendre des baumes aux Australiennes. le succès fut au rendez-vous, elle ouvrit une boutique en 1902, développa une gamme de cosmétique, inventa les instituts de beauté et bâtit un empire.
Saisissant avant tout le monde le pouvoir des égéries mode et du marketing, elle développa sa société en Europe et en Amérique. La démarche fut parfois rude, face à ses rivales Estée Lauder et Elisabeth Arden, qui la surnommait « la mafia polonaise". A sa mort en 1965, Helena Rubinstein laissa une fortune considérable, quinze usines, des milliers d'employés, et une extraordinaire collection d'oeuvres d'art.
Ce n'est pas la « success story » d'une jeune femme partie seule aux antipodes et qui devint immensément riche -thème cher à Sulitzer chantre du capitalisme triomphant- qui m'avait intéressée mais la force de caractère et le culot dont elle fit preuve toute sa vie, alliés à une insatiable curiosité.
D'abord pour la cosmétique: elle consulte
Marie Curie qui lui apprend que le corps respire par la peau, créé la classification des types de peau , teste ses produits de manière rigoureuse. "Mon désir permanent d'être à l'avant-garde de la recherche scientifique a convaincu le corps médical que la beauté n'est pas une chose futile »
Ensuite pour les arts. Et c'est là tout l'intérêt de parcourir cet ouvrage, édité dans le cadre d'une exposition du Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme de Paris en 2019. Helena Rubinstein fut une aventurière avant-gardiste, intuitive, exigeante. Chagall, Utrillo, Picasso,
Dali, Miro, achetés au début de leur carrière, sculptures de Brancusi, collection d'Arts Premiers avant la première guerre mondiale, commandes de portraits et de croquis passés à
Marie Laurencin et bien d'autres…Rien n'échappe à la curiosité de cette mécène, pas même Rivera et Kahlo…Le mobilier est aussi l'un de ses dadas, que ce soit dans ses nombreuses résidences ou dans ses instituts: imaginez celui de la 57th Rue, Art Déco, Nadelman, Marcoussis…
La mode n'échappe pas non plus à son regard très sûr: « Je dois être élégante dans mon métier » . Ce sera chose faite grâce à Dior, Saint-Laurent, Worth, Poiret, et à une collection incroyable de bijoux (Cartier, Bulgari , Winston…)
Le livre est donc un régal pour les yeux et fait renaître ce qui fut l'une des plus grandes collections du monde, éparpillée à sa mort en 1965 à travers de très nombreuses et belles photographies.