Dans le prolongement du Théâtre bouffe écrit près de trente ans plus tôt, Dario Fo renoue avec l'inspiration du Moyen-Âge, la lutte sociale très corporelle et chrétienne de pièces comme la Naissance du jongleur trouve ici son écho. Inspiré par une biographie incomplète et emprunte de légendes, Dario Fo fait oeuvre de réécriture littéraire de vie légendaire, à la façon de Marcel Schwob dans ses Vies imaginaires. C'est pour Dario Fo l'occasion de faire d'un personnage historique sérieux, fondateur d'un mouvement religieux – les Franciscains – un personnage populaire, héros et leader de luttes sociales. Il confère à son personnage d'abord un profil moderne de performeur de One Man Show, ultra doué capable de briller dans d'immenses places publiques sans micro ni effets de lumière. Mais également d'écrivain engagé aux valeurs pacifistes et à la finesse ironique très socratique (la fausse erreur, comme un lapsus, comme fausse naïveté socratique, montre et démontre l'enflure fausse d'un discours flatteur et patriotique transposable). Sans renier le comique de geste propre aux farces du Moyen-âge (les coups, saint François transformé en Tarzan des églises, de corde en corde, nu et casse-cou…), l'auteur opère une impressionnante mise en abyme (le jongleur moderne joue un jongleur médiéval jouant lui-même saint François) qui rapproche pourtant indiscutablement les luttes sociales des cités du Moyen-Âge de celles de nos jours, de par les conséquences (dégâts, emprisonnement des leaders identifiés).
Mais Dario Fo ne travestit pas non plus le sens chrétien du message de François. On trouve une ardente critique de la vie de lucre et de gaspillage, critique des élites religieuses baignées de luxe. Le portrait terrible du pontife en politicien machiavélique capitaliste s'oppose à une vocation de dénuement qui empêche la dérive de la pensée spirituelle de charité chrétienne en pouvoir sur le peuple. La vie de gaspillage et de luxe, menée par François et par les élites de l'Église, est une image de la société de consommation individualiste moderne. François est une incarnation du self made man à l'américaine, passé de simple maçon ordinaire à grand riche. Son renoncement est aussi l'image d'une écologie politique en vigueur de nos jours. La légende de l'apprivoisement du loup est aussi une fable écologique. Animal ou homme, domestication ou exploitation, esclavage, le discours de la critique anticapitaliste rejoint l'écologie. On ne peut espérer dénaturer l'animal ni même l'humain.
Saint François dialoguant, débattant, luttant de rhétorique avec ses supérieurs puis avec le pontife, offre une scène historique incroyable bien que orientée sur le grotesque et l'anecdotique propre à la farce médiévale, irrévérencieuse (mettant en scène l'archange et l'Ivrogne comme dans les noces de Cana de l'Opéra bouffe). Mais le différent, au lieu d'être théologique, est profondément politique, portant sur la lutte sociale, que ce soit sur le droit d'utiliser la langue vulgaire (pour que les fidèles s'approprient la pensée spirituelle par eux-mêmes et s'instruisent ainsi avec les écritures plutôt que de se laisser guider comme des moutons) ou que ce soit pour la question des offrandes en échange de charité (accepter les offrandes et gérer des ressources pour que l'Église fasse charité, c'est non seulement l'enrichissement de l'Église, mais également l'appropriation d'un pouvoir de décision sur qui mérite et qui ne mérite pas la charité, un pouvoir qui ouvre toute porte à l'injustice du jugement personnel, de la subjectivité du prêtre sur les moeurs, opinions et autres de la personne dans le besoin…).
Le final épique et grotesque du déplacement du malade, de la tentative de vol et d'appropriation du canonisé, achève une critique de la société intéressée capitaliste, mais le discours politique se tourne simplement en regard poétique et pardonnant, douceur d'un homme fondamentalement humain.
Dario Fo fait le lien entre la culture populaire du One Man Show, la culture médiévale des jongleurs et l'origine du théâtre où l'homme seul en scène faisait vivre un récit spectaculaire. Par les différents échos historiques et politiques qu'il suggère, par les personnages qu'un même jongleur joue, avec un recul, Dario Fo se rapproche là du principe dialogique bakhtinien analysé à partir des oeuvres de Dostoïevski et de Rabelais où l'écriture ne doit plus être la simple parole subjective portée par un auteur mais un dialogue entre différentes voix qui se donnent en spectacle, spectacle qui donne au spectateur une opportunité de penser par lui-même et donc de s'émanciper des discours égocentriques, intéressés ou de propagande.
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