Bien que présenté comme sociologue et psychanalyste,
Erich Fromm se situe impitoyablement plus du côté de la sociologie que de la psychanalyse. Ou plutôt : de sa fréquentation de la sociologie, la psychanalyse d'
Erich Fromm s'est résorbée en une psychologie humaniste. Celle-ci se caractérise de l'illusion de croire que l'homme est en l'homme, qu'il peut progresser dans le développement de ses fonctions génitales jusqu'à l'atteinte du mythique point oméga, ou encore qu'il peut éclairer le brouillard de son esprit du faisceau d'une conscience acquise aux idéaux progressistes.
Ainsi s'exprime en ces termes à peine voilés
Erich Fromm à propos de Marx, dans le croisement de son oeuvre et de sa personne réduite à des caractéristiques « psychologiques ». La démonstration tourne autour de la proposition suivante, au sujet de laquelle plus personne n'a véritablement de doutes : les idées de Marx ne sont pas solubles dans le communisme soviétique ou dans la structure capitaliste de l'économie. « le but de Marx est l'émancipation spirituelle de l'individu, il veut le libérer des chaînes du déterminisme économique, lui redonner son intégrité humaine et l'amener à trouver l'unité et l'harmonie avec ses semblables et avec la nature. »
Beau projet. Nous constatons cependant qu'il a échoué. Cela devrait être l'indice qu'il existe une disjonction de l'idéal à la réalité. Pourquoi donc la « bonne société » ne se réalise-t-elle jamais ?
Freud avait, à cette question, offert des réponses d'une grande pertinence, par exemple dans « Pourquoi la guerre ? ». L'énigme qui s'articule autour du mystère de la chute, soit l'impossibilité de se maintenir durablement dans une satisfaction qui serait plus proche de la mort que de la vie, ne se résout même pas dans le regret qu'il vaudrait mieux n'être pas né – c'est pire que cela : la seule façon d'en finir, ce serait de n'être pas né tel. Mais tous, nous naissons tels, semblables aux précédents, annonçant les suivants, marqués de ce trait qui nous condamne.
Erich Fromm n'interprète ni le monde ni Marx du point de vue de cette réaliste lorgnette, et c'est en cela qu'il n'est pas psychanalyste. Abandonnant la découverte de
Freud (l'antagonisme du sujet et du moi), il reprend le classique antagonisme de l'homme et de la société. La société serait responsable des souffrances de l'homme. Sans elle, nous vivrions mieux, même s'il est possible que, par ailleurs, nous nous entretuions tous pour régler nos problèmes.
Les termes que Fromm utilise ne sont jamais précisément définis : ils flottent dans un flou ontologique qui permettra au lecteur de leur attribuer le sens qui lui sera le plus confortable. Ainsi pouvons-nous lire que « Marx veut faire le salut des hommes ; sa critique de la société capitaliste porte non pas sur la distribution du revenu, mais sur le mode de production, sur la destruction de la personnalité et sur l'esclavage de l'homme qu'il n'impute pas au capitalisme mais aux choses et aux circonstances qui ont été créées par la société ». La « personnalité » n'est pas définie, ni plus que le « travail » tel que l'entendait Marx, et les « choses » créées par la société peuvent désigner à peu près n'importe quoi.
Plus socialiste que Marx lui-même,
Erich Fromm explique que « le but du socialisme, c'est l'homme. le but est de créer une forme de production et une société dans lesquelles l'homme ne sera plus aliéné par rapport à ce qu'il produit, son travail, son semblable, lui-même et la nature. » Objectif impossible à atteindre. Il suffit d'avoir un peu de jugeotte pour réaliser qu'au contraire, de telles aspirations conduisent à l'avènement d'une société dont les lois sont comme la peau retournée de l'idéal. Ses intentions furent bonnes, alors il est sauvé. Pour mettre fin à tout débat (car il semble bien que l'essai poursuive en effet l'objectif de mettre fin à toute critique), Marx nous est présenté comme un humaniste. Nous découvrirons rapidement quelles sont les qualités que Fromm associe à ce mot : sens de la vérité, courage, souci profond de l'homme, vitalité, et surtout « foi dans la raison et le progrès de l'homme ».
Si
Erich Fromm avait déroulé une démarche plus proprement psychanalytique, ne se serait-il pas au moins interrogé sur le sens porté à ce mot d' « humanisme » en lien avec l'idée d'un progrès social ? Par ailleurs, en faisant dire à Marx que la résolution des problèmes de l'aliénation surviendrait lorsque chacun accepterait de « développer sa personnalité », n'est-ce pas le principe même de l'aliénation au coeur du sujet qui s'amplifie si cette personnalité est phagocytée d'emblée par la marque que lui impose notre temps, ainsi qu'il nous est suggéré ? La lecture que Fromm propose de Marx, au-delà des rappels historiques et philosophiques dignes d'intérêt qui sont réalisés dans les premiers chapitres, est marquée d'un utopisme socialiste auquel il n'est plus possible de croire sérieusement à présent, si tant est que cela le fut au cours d'un autre temps. Dans le portrait idéalisé de Marx (qui est peut-être véridique, là n'est pas la question), c'est Fromm lui-même qui semble se mirer dans l'horizon du « psychologue humaniste » qu'il a toujours souhaité continuer à devenir.