J'avais repéré ce livre et son auteur depuis un certain temps, mais repoussais toujours sa lecture, avec ce sentiment de « encore un livre sur les cathares ? oh bah non… ». À vrai dire, de façon tout à fait paradoxale, je crois bien que je n'ai jamais lu aucun livre sur les cathares, mais il se trouve que mon mari et moi avons un attachement particulier au Sud-Ouest de la France, à travers notamment des amis qui y vivent (dont un depuis toujours) ; or, quand nous allions là-bas (avant que le covid ne nous décide à rester un peu trop sagement en Belgique), au fil de nos déambulations touristico-amicales sur différents sites plus ou moins connus dans la région, nous pouvions constater que les cathares reviennent toujours très, très vite dans les conversations, et l'on ressentait chez les interlocuteurs locaux que nous avons alors rencontrés, cet indéfinissable sentiment d'appartenance à une légende magnifique, exacerbé sans doute par le fait que c'est aussi un événement historique réel et tragique, car tout ça s'est terminé en véritable massacre…
Ainsi, cette dissidence de l'Église officielle médiévale est le plus souvent présentée comme plus pure (et sans aucun doute avec raison, en ces siècles de pouvoir matériel hallucinant pour une Église qui n'avait plus grand-chose de chrétien), comme un nec plus ultra religieux (ah la Vérité !)… ce qui m'a toujours un peu dérangée. En effet, une religion même « pure » reste une croyance fondée sur la seule foi de ses fidèles ; et pour les cathares en particulier, ils n'ont tout simplement pas eu le temps de se déployer à travers les siècles pour dévoiler (ou non ?) d'éventuels travers. Pour ma part, je me méfie toujours un peu de cet idéalisme bien un peu romantique mais non fondé, que j'ai si souvent entendu dès qu'il s'agit des cathares !
J'entamais donc ce livre avec toute cette appréhension, basée sur aucune lecture mais sur une expérience locale épisodique, mais sur plusieurs années de fréquentation de cette très belle région par ailleurs…
Et voilà : à part un petit côté fantastique, qui sert le titre mais qui m'a semblé un peu tiré par les cheveux,
Hervé Gagnon a tout bon !
Notre héros, Gondemar de Rossal, est damné dès la naissance en cette fin de XIIe siècle, car né voilé – ce qui est aujourd'hui connu mais rare et considéré le plus souvent comme un signe de chance, était à l'époque une véritable malédiction ! Il grandit sans amour auprès d'un père qui le craint, isolé des villageois qui l'ignorent ou le moquent plus ou moins ouvertement, ayant pour seule amie une villageoise délurée et boiteuse, Pernelle, à peine plus jeune que lui. Son père, homme bon envers ses serfs mais trop mou pour récolter les impôts ou pour défendre le village lors des attaques de bandits, décide d'engager un maître d'armes, qui assurera la sécurité de tous, tout en formant Gondemar au métier de la guerre. C'est ainsi que l'énigmatique Bertrand de Montbard commence la formation de Gondemar, à la dure, tout en lui démontrant bien indirectement la plus grande forme d'affection qu'il ait jamais connue. Devenu seigneur à son tour, ayant détrôné son père trop lâche, l'ancien mal-aimé devient un véritable bourreau pour ceux qui n'ont jamais su ou voulu l'accueillir dans leurs jeux, allant jusqu'à l'innommable. C'est alors qu'il est damné une seconde fois, de la bouche d'un archange en personne cette fois : Dieu ne veut plus de lui, la moindre bénédiction (même adressée à un autre !) deviendra source de douleurs, mais s'il veut sauver son âme malgré tout, car il reste un peu de bonté en lui, il doit s'efforcer de protéger la Vérité. Par les hasards des chemins, il rejoint alors un groupe de vaillants chevaliers en route vers les Sud, pour la croisade contre les hérétiques cathares…
L'auteur nous livre ainsi une histoire pleine d'aventures, de bruit, de fureur, de quelques passages doux aussi, et cette touche de fantastique qui me laisse dubitative. Il nous rend ce moyen-âge avec une certaine érudition : on sent qu'il sait de quoi il parle, que ce soit de par sa formation, ses intérêts particuliers et/ou un immense travail de recherche. Cependant, c'est une érudition qui n'écrase pas le lecteur, au contraire ! le niveau de langage est plutôt courant à tendance soutenue, jamais rébarbatif ou inutilement compliqué, tandis que l'on y trouve des mots et autres expressions que l'imaginaire collectif attribue immédiatement au moyen-âge ou à la chevalerie, et qui prennent alors tout leur sens, sans qu'on ait besoin de faire de longues recherches de vocabulaire pour les appréhender. Par ailleurs, ça ne ressemble pas non plus à un ouvrage historique de vulgarisation, même si par moments on n'en est pas tout à fait loin : la grande Histoire s'intègre toujours dans la « petite » histoire de Gondemar, comme une jolie main enfile un gant de soie, tout naturellement. Notre héros côtoie des personnages historiques réels, qui sont alors juste assez romancés pour participer à l'action de façon naturelle.
En outre, les différentes étapes de sa vie, qui en font une vraie fresque, sont très réalistes et généralement touchantes. L'auteur décrit avec une acuité très « moderne » (car je doute qu'on se soit soucié de ce genre de choses au moyen-âge) le parcours d'un enfant rejeté à cause d'une malédiction superstitieuse, qui grandit dans le désamour des siens, est éduqué par un vieux prêtre qui est l'un des rares à l'accepter mais dont les connaissances sont limitées, puis se forge au contact d'un maître de guerre qui se prend d'affection pour lui mais sans jamais réellement la lui montrer. Enfant maudit un jour, adulte mauvais toujours semble-t-il : c'est toute l'histoire d'un enfant malaimé (de nos jours, on n'hésiterait pas à parler de maltraitance) qui devient à son tour un adulte incapable d'aimer, un grand classique en fait ! … et pourtant non, il reste ce petit « quelque chose de bon en lui », qui a bien une certaine consonance biblique en fait ! et pour cela, il est maudit mais épargné, et fera un sacré chemin même !
Je n'irais pas jusqu'à dire que Gondemar est un personnage attachant : il a quelque chose du anti-héros qui fait qu'on est tour à tour horrifié ou peiné pour lui ; on aimerait qu'il rencontre l'amour, éventuellement qu'il se passe quelque chose avec Pernelle même si on admet que ça n'aura pas lieu, mais on a vraiment envie qu'il s'en sorte et la malédiction de l'archange est juste horrible… mais en même temps, il a ébranlé nos certitudes, alors on est ému sans avoir envie de l'aimer tout à fait.
Aux côtés de Gondemar, j'ai beaucoup aimé la personnage fragile et forte tout à la fois que représente Pernelle, ou la dureté qui cache l'affection d'un Bertrand de Montbard.
Un autre aspect positif à mes yeux est que l'auteur a su rester plus ou moins impartial dans son propos, tout au long de ce livre foisonnant. Oh ! il laisse entendre que Gondemar est un enfant terriblement seul et attendrit le lecteur, mais jamais il ne le plaint ouvertement, et l'approuve encore moins quand, peu à peu, il prend sa revanche sur les villageois par exemple. Il laisse entendre que l'Église catholique de cette fin de XIIe – début de XIIIe siècle est décadente (mais ce n'est pas une nouveauté historique), bien davantage préoccupée par ses possessions terrestres et ses victoires militaires à tout-va, que par le message des Évangiles. Par le biais des dialogues notamment, on entend bien que les noblions des contrées du nord de la France sont davantage occupés à s'octroyer de nouvelles terres dans le Sud, et au passage à sauver leur âme (car la participation à cette croisade albigeoise leur garantissait une indulgence plénière !), mais ne se soucient en aucun cas de la religion cathare dont ils ignorent tout. le Pape a dit que c'est le Mal ? Alors qu'on les tue tous, femmes et enfants compris, et « Dieu reconnaîtra les siens » (phrase attribuée à l'un des chefs croisés). Mais pour autant, comme je disais plus haut, s'il fustige –et avec raison !- la cruauté sanguinaire des croisés quand ils attaquent les cathares, il ne « condamne » (le mot est mal choisi vu le contexte mais je n'ai pas mieux) pas non plus les catholiques en tant que tels, puisque même Gondemar a une chance de salut, puisque même Bertrand de Montbard pourrait évoluer… de même, il n'idéalise pas non plus cette religion cathare – même s'il est évident qu'il lui attribue le meilleur rôle – mais prend la peine d'en expliquer les bases principales de la bouche d'une « parfaite », c'est-à-dire avec une certaine conviction, mais sans ce prosélytisme que l'on trouve très vite dans d'autres religions. D'ailleurs, ladite « parfaite » ne cherchera pas explicitement à convertir Gondemar, elle lui demande seulement d'essayer de la comprendre et de la respecter, sans jamais rien forcer d'autre. Réellement, j'ai beaucoup apprécié cette neutralité religieuse, toute relative puisqu'on sent malgré tout où vont les amitiés d'
Hervé Gagnon, mais rien n'est jamais asséné comme une Vérité (sans jeu de mots) que lui, auteur, voudrait faire passer au lecteur – reste au lecteur, donc, à tirer ses propres conclusions…
Et ce n'est pas tout ! Outre cette qualité de la langue, le partage des connaissances sur cette période mouvementée mais pas toujours facile à décoder, une impartialité de bon aloi en ce qui concerne les religions, ou encore l'attachement (malgré une certaine distance dès que ça concerne Gondemar) aux personnages, j'ai beaucoup aimé aussi toutes les descriptions « militaires » : que ce soient les forteresses cathares avec leur situation stratégique et tous leurs équipements, ou plus simplement les quelques scènes de petits (avec les bandits) et grands (avec les croisés) combats, on s'y croit vraiment. On sent l'odeur du sang envahir les rues de la cité, on ressent la furie guerrière qui prend les différentes factions en présence, cette espèce d'état second qui leur permet tout à coup de tuer sans état d'âme… malgré les doutes qui sont toujours bien là quelque part au fond de leur coeur ; on entend le bruit des milliers de sabots des chevaux sur cette immense plaine où les croisés attendent de partir à l'assaut des citadelles cathares, on sent l'odeur infâme d'un tel campement monstrueux qui ne connaît pas encore le mot « hygiène ». En quelques mots bien choisis, l'auteur nous y plonge comme si on y était, et c'est bien davantage qu'une écriture cinématographique, car on n'a pas l'impression d'être face à un film, ce n'est pas de cet ordre-là ; on a vraiment le sentiment d'être en immersion dans ce décor… avec la facilité d'en sortir quand tout à coup, au détour d'une scène un peu plus cruelle (car l'auteur ne nous épargne pas toujours, or on sait trop que ça a été réel), on a besoin de respirer un autre air !
Ainsi, mon seul petit regret dans toute cette histoire apparaîtra comme bien minime au vu de tout ce qui précède : je n'ai pas accroché au passage dans lequel Gondemar est officiellement « damné » par l'archange Métatron. On se retrouve tout à coup dans une espèce d'expérience de mort imminente, tout à fait inattendue dans le contexte et, si les qualités citées plus haut (notamment la qualité du texte) sont toujours bien présentes, j'ai eu l'impression de me retrouver dans une espèce de bit-lit bien éloignée du livre que j'avais commencé, pour y replonger ensuite.
Il n'y avait sans doute pas des milliers de façons de présenter cette damnation terrible que subit Gondemar - et le lecteur ne cesse ensuite d'osciller à se demander si elle était méritée ou non… Méritée, au vu de ses actes, sans aucun doute ; mais la sentence, ces douleurs qui surviennent dès qu'il entend la moindre bénédiction, pour moi c'est quelque chose d'impensable ! mais qui participe sans doute à cet attachement teinté de distance que l'on ressent pour notre personnage principal. Quoi qu'il en soit, dans cette partie-là, l'auteur a joué le jeu à fond comme dans toutes les autres parties, mais d'une certaine façon, on sort tellement de l'ambiance générale que ça ressemble bien un peu à un délire soudain, qui ne cadre pas tout à fait avec le reste, et moi je n'ai pas accroché.
Mais donc, à part cette (toute) petite déception sur une partie bien précise, relativement courte (au vu de l'ensemble) mais essentielle du livre, j'ai beaucoup apprécié cette lecture érudite mais sans jamais écraser le lecteur, pleine de bruits et de fureur. On aime aussi l'absence de prosélytisme religieux de l'auteur : les catholiques attachés au pape ne sont jamais tout à fait désignés comme irrécupérables, tandis que les cathares ne sont pas davantage idéalisés ! le personnage principal émeut autant qu'il rebute parfois ; il n'est donc pas tout à fait attachant, mais on suit ses péripéties avec un mélange d'angoisse et d'intérêt, et on espère réellement qu'il sera sauvé… Une lecture exceptionnelle, qui rate le coup de coeur à cause du petit bémol mentionné plus haut.