Nous ne savons pas comment l'auteur Bertand Galic et l'illustrateur
Paul Echegoyen ont travaillé.
Devant un tel découpage de précision, nous les imaginons se réunissant, crayonnant et décidant au fur et à mesure de chaque vignette, visualisant la nouvelle adaptation écrite et bâtie pour la BD de la célèbre aventure de
Jonathan Swift.
Qui du regard, d'un geste, d'un plan rapproché ou d'une scène ample du décor, sera le plus approprié pour aider à raconter de la deuxième façon: avec la suite d'image.
Le travail de l'image est incroyable de couleurs, d'un soin proche du pictural, retravaillant presque selon notre oeil un style graphique nous rappelant un peu de l'Émile Bravo et la transformant en une collection de tableaux de maitres, post-renaissant du XVIIIème siècle.
L'épaisseur de la peinture cèdera à la finesse de l'encre.
C'est vraiment la première accroche et c'est sublime.
La couleur dira beaucoup.
Elle sera étouffée par de la grisaille, de l'obscurité, des ocres poussiéreux. Une tempête d'événements approcheront. L'aventure commencera rapidement ou plutôt semblera se poursuivre en défintive, puisque Gulliver s'entretiendra avec un certain Robinson d'un dernier voyage chez les Liliputiens et semblera dire en vue d'une nouvelle expédition vers la fortune: tout mais pas ça.
La nouvelle destination ne sera pas moins mouvementée et les hommes n'arriveront pas encore à contrer les forces de la nature.
Mers et vents se déchaineront encore comme si l'homme n'avait pas sa place au milieu de ce décor, l'envoyant couler par le fond ou voler au loin comme une mouche têtue.
C'est sur de nouveaux rivages que le pauvre Gulliver ne pourra plus tenir la promesse faite à sa famille: revenir au plus vite.
Bienvenue à Laputa, cité volante maîtresse des archipels, cités des cités, cité de la musique et des sciences.
Bienvenue à Lagado, capitale sublime et labyrinthique des arts.
D'autres viendront car le chemin sera long jusqu'au Japon puis jusqu'à l'Europe.
Avec le temps, Gulliver ira se perdre dans une quête sprituelle plus que de fortune à trouver.
Les auteurs nous offriront une SF du XVIIIème siècle.
Il sera assez amusant de voyager dans cet univers moderne de nantis de l'imaginaire.
On y lira encore entre les lignes que l'homme non éduqué est certe capable du meilleur comme du pire mais que l'homme dit civilisé et instruit tout autant.
Les rencontres permettront de mettre tout ceci en lumière pour Gulliver et pour nous, lecteurs, magnifiant tout du long la portée de l'invention humaine sur la nature, un reflet de l'intelligence artistique, scientifique.
Le récit illustrera aussi pourtant, sans grandes démonstrations, que l'intelligence des éclairés est aussi capable d'y voir son avantage, d'accueillir d'une étincelle dans l'oeil l'idée très tentante de s'élever aux dessus des autres et d'en tirer profit.
Triste scénario.
Nous pourrons comparer Laputa et Lagado sur ce point social et philosophique où les contraires s'opposeront, où l'obscurantisme pèsera d'un oxygène dense, fera frissonner d'un froid spirituel glacé, sauvage et mordant.
Étrangement ce sentiment réussira cette fois à lier les catégories.
Pauvre Laputa.
La cité fera astucieusement réfléchir.
L'un des habitants de Lagado racontera à Gulliver que les habitants prônant l'Académisme du savoir seront mis au ban de la société face à d'autres, qui comme des provinciaux montés à la capitale, se laisseront tourner la tête et imposeront leur nouvelle vision qui referra et cherchera de nouvelles pistes de lecture du monde. Nous jouerons sur quelques idées reçues et vérités habilement introduites.
" ...la tyranie de l'Absurde, de la dictature de la bêtise, nous ont mis au ban de la société. On nous menace. On voudrait nous faire disparaitre...".
La perspective nous offrira une histoire inversée, à celle de l'idée nouvelle, dans le domaine de l'Art notamment, où il fallait toujours lutter de tous temps pour être, lutter pour aborder d'autres repères et éviter de mourir dans l'oeuf.
Depuis l'époque du Moyen-Âge, l'histoire nous le dit, l'Art était le média sompteux d'un pouvoir en place, il devait rester académique et ne pas se réinventer, garder ses repères. Il ne devait servir que la foi religieuse, c'était ainsi.
Ainsi, inverser la situation en imposant une conception nouvelle tyrannique est amusant.
Cela dégagera l'idée que le problème dans les deux cas serait de fait dans l'opinion imposée, celle dans la répression et l'interdiction, celle qui ne s'adapte pas.
Le récit est donc d'une dimension plus fine qu'attendue, très pensée, adroite et à multiples lectures.
Ceci permettra d'élargir la lecture de la BD à un plus large public, jeune, ados, adultes.
Gulliver nous amuse de son air bien embêté, juste de passage et qui tuera le temps en apprenant, le temps de revenir chez lui.
C'est un bon moment de lecture.