« On Being Blue » est un essai de
William H Gass (1991, David R Godine Publisher, 91 p.), initialement issu en 1976 par le même éditeur, et non traduit à ma connaissance. C'est une approche philosophique qui explore la perception humaine de la couleur bleue ainsi que ses associations érotiques, symboliques et émotionnelles communes. L'éditeur prévient que le contenu du livre peut contenir des séquences choquantes pour des lecteurs non avertis.
L'essai est pourtant écrit par le grand WH Gass (1924-2017), celui de la série passionnante des « Two Hundred Years of Great American Short Stories ». Surtout l'auteur du pavé que sont «
le Tunnel » (2007, le
Cherche Midi, Lot 49, 720 p.) « le Musée de l'Humanité » (2013, le
Cherche Midi, Lot 49, 576 p.) et des recueils de
nouvelles «
Sonate Cartésienne » (2009, le
Cherche Midi, Lot 49, 336 p.) et «
Regards » (2017, le
Cherche Midi, Lot 49, 320 p.), tous traduits et présentés dans la collection de
Christophe Claro et
Arnaud Hofmarcher.
Cet essai traite de l'écriture, on s'en serait presque douté. Non pas que le bleu soit celui de l‘encre, on penserait plutôt à celui du Sud des USA, celui des champs de coton, des tuniques grises des états séparatistes. de Nashville à New Orleans en passant par Memphis le long du Mississipi. C'est le pays de
Mark Twain, avec Tom Sawyer (2012, Tristram, 320 p.) et Huckleberry Finn (2013, Tristram, 448 p.) dans leur nouvelle traduction par
Bernard Hoepffner. Un pays où tout est bleu, un peu comme Ravicka, le pays imaginaire de la tétralogie de
Renee Gladman en partie traduit par
Céline Leroy (2019, Cambourakis, 112 p.). Pays où tout est jaune. « Dès que vous ouvrez les yeux, le jaune chantait à vous en casser les oreilles ». Tétralogie qui fait partie du « Dorothy Project », un projet éditorial de presse féministe, auquel a collaboré
Amina Caïn avec son « A Horse at Night » (2022, Dorothy, 136 p.) dont c'est le premier essai qui porte sur l'écriture et la lecture.
« On Being Blue » donc. Pourquoi ? « le bleu disparaît lorsque vous y entrez. le rouge ne fait jamais ça. Chaque article d'air pourrait ressembler à du cobalt si nous sortions de nous pour le voir. le pays du bleu est clair ». Après avoir éliminé le rouge et le jaune, reste le bleu. « le bleu, la couleur la plus humaine le bleu, la couleur la plus humaine ». Et s'ensuit une longue tirade sur le bleu, après avoir aussi écarté le vert et le noir. « La réfraction des pigments bleus trouve une éminence dans les nuances céruléennes du ciel, l'indigo des eaux glacées océaniques, les pages passionnées d'un livre, l'insigne d'honneur d'un soldat, la signification patriotique titulaire pour le colorant soluble, le saphir brille à travers les manteaux du Christ, rayonne à travers la peau surréaliste du Seigneur Vishnu, le bleu d'une putain illumine les nuits solitaires, la morbidité de la maladie et de la famine, les sonnets du coeur d'un poète roulés dans la tromperie et l'espoir et protégeant la flamme brûlante de la bougie. le vert se dissipe rapidement dans les terrains d'envie, le rouge brûle dans sa brutalité, mais le bleu pénètre à travers les noirs les plus sombres et résonne à travers la salubrité des blancs. Être bleu est ce que le monde a toujours connu ». Puis le jaune et le blanc, qui est la somme de toutes les couleurs. « le jaune ne peut pas facilement ingérer le gris. Il réclame du blanc. Mais le bleu avalera le noir comme une cloche avale le silence pour faire écho à une douleur peu humaine ». Gass cite également des passages « bleus » d'écrivains célèbres, avec l'aide de
Rabelais,
Sade et Joyce. Seule exception, le vert car « parmi les couleurs, le bleu et le vert ont la plus grande gamme émotionnelle ».
Il faut dire que le livre s'ouvre sur un paragraphe étonnant, où il est question des seize pierres de Samuel Becket dans «
Molloy » (1982,
Editions de Minuit, 273 p.). le protagoniste de Beckett narre les savants calculs qu'il développe pour organiser la circulation de « c'étaient des cailloux mais moi j'appelle ça des pierres », entre ses quatre poches soit « les deux poches de mon pantalon et les deux poches de mon manteau ». Et finalement « la circulation des pierres par groupes de quatre revenait à la même chose exactement que leur circulation par unités ».
Gass utilise ces différents concepts de bleu sous forme de métaphores, digressant pour mieux y revenir. Mais contrairement aux pierres qui « avaient toutes exactement le même goût », les méditations bleues de Gass varient considérablement dans leur contenu. Les premiers exemples « crayons bleus, nez bleus, films bleus » attirent bientôt l'attention sur le traitement du sexe dans la littérature.
On aura donc « Fuck a duck », sur quoi Gass s'explique. « J'aurais peut-être dit « fuck a fox », cependant, la modulation de « uck » en « ox » est trop sophistiquée pour jurer et un renard a, à tous égards, l'entrée la plus noble. « Fuck a trucker » est tout aussi valable […], mais l'ordre demande du courage et ne porte donc guère le même dédain ».
Alain de Greef, l'ancien producteur à Canal+, n'avait pas fait ces choix. Il considérait un mouton, pour lequel il été convoqué auprès des autorités de tutelle pour la télévision. Il a dû expliquer au quelque peu raide Hervé Bourges le choix de l'ovin plutôt que le canard ou le camionneur. Il est sûr que mettre un « huming bird » (colibri) à la place du canard aurait posé des problèmes de taille d'une part et de rime, d'autre part. Mais on garde la couleur.
Il est vrai que certaines annonces du livre avaient prévenu. Ainsi l'éditeur Godine précise « William Gass soumet les traditions de la pornographie et de
Platon à la même plume, et révèle ainsi le bleu en couches serrées : couleur, mot et concept ». Toujours dans le quatre de couverture, il précise en faisant l'amalgame. « William Gass subjects the traditions of pornography and Plato to the same pen » (William Gass soumet les traditions de la pornographie et de
Platon à la même plume). Et Godine continue en expliquant comment « dans les
oeuvres de Colette,
Faulkner et Elkins chez qui l'écriture de scènes sexuelles, la conception de phrases sexuelles, recherchent la couleur bleu ».
Ceci dit le livre n'est aucunement pornographique, à lire d'une main, dans la mesure où les dites scènes concernent les mots plutôt que les corps. « Ce n'est pas simple, pas une affaire d'amateurs, de faire des phrases sexuelles ; ce n'est pas facile de structurer la conscience du lecteur avec le vrai, d'utiliser une merveille pour parler d'une autre, jusqu'à la place du voyeur, qui lit, nous avons façonné le lecteur qui chante ». C'est l'alchimie du langage plutôt que des actes. « Pas le langage de l'amour, mais l'amour du langage ». A la limite, on pourrait y voir aussi une reprise de certains textes de
Proust, bien que ce dernier n'ait rien à voir avec
Platon. C'est plutôt « le bleu encore plus intense de l'imagination ». Il est d'ailleurs étonnant que les éditions anglo-saxones de « ulysses » de
James Joyce sont souvent sous une couverture bleue. Faut-il y voir un rapport ? « Léger sanglot de souffle, Bloom soupira sur les fleurs bleues silencieuses ». Il est vrai que le roman a souffert de sa connotation érotique, voire pornographique à sa sorte il y a cent ans.
Cela ne veut pas dire que William Gass voulait promouvoir une écriture qui serait pure pornographie. « Ce n'est pas la parole faite chair que nous voulons dans l'écriture, dans la poésie et la fiction, mais la parole faite chair ». Au contraire, il veut promouvoir la liberté de s'engager, partout, et dans la littérature en particulier, pour redonner e la couleur à une vie terne. « Nous devons regagner la liberté de chanter et dire, si nous voulons éviter un monde où tout est gris ». Il est surprenant de voir qu'à ce stade, on n'est pas si loin de Rimbaud et de son sonnet des voyelles dans «
Oeuvres Complètes » sous la direction de
Jean-Luc Steinmetz (2016, Flammarion, 426 p.).
Pour aller plus loin, ou au-delà de ce livre de WH Gass, qui date déjà de 1976. Je l'ai repris après la lecture des derniers romans de
Pierre Senges, dont «
Un long silence interrompu par le cri d'un griffon » de
Pierre Senges (2023, Verticales, 172 p.) et « Epitre aux Wisigoths » (2023, Editions Corti, 190 p.). Romans, en pur style de
Pierre Senges, ce qui m'a fait relire « Fragments de
Lichtenberg » de
Pierre Senges (2008, Verticales, 634 p.), pour lequel je n'avais pas vraiment fait de critique à l'époque, ou alors je l'ai perdue. de
Lichtenberg, je suis passé naturellement à « The
Lichtenberg Figures » (2004, Copper Canyon Press, 96 p.) du poète-écrivain américain
Ben Lerner, lauréat du prix Hayden Carruth. C'est une séquence de sonnets non conventionnels qui interroge la relation entre langage et mémoire. Premier texte de
Ben Lerner, ce sont les prémices à son manifeste sur la poésie «
La Haine de la Poésie » traduit (The Hatred of Poetry) par
Violaine Huisman (2017,
Editions Allia, 80 p.). L'engrenage était enclenché. Qui a débouché sur
Amina Caïn et son « A Horse in the Night » (2022, Dorothy, 136 p.). Ecrits parus lors du « Dorothy Project », des éditions éponymes. Un projet soutenu par la revue « New York Review of Books » (NYRB), qui m'avait attiré l'oeil il y a quelque temps, sans plus. J'y ai replongé, et suis tombé tout naturellement sur cet essai de WH Gass, qui à l'époque de parution de «
le Tunnel » et autres romans, ne m'avait pas plus interpelé. Long parcours sinueux, qui reflète toutefois une perception différente de la littérature aux USA et en France.
On constate une évolution, somme toute assez récente de la littérature américaine au sens large. Si les années 70-80 ont été celles de la grande fiction plus ou moins historique, ce que j'appelle les années «
le Clavier Cannibale » de
Christophe Claro, il a commencé à se développer un courant, issu souvent de poètes, qui s'est interrogé sur le sens de l'écriture. Courant peut être lié aux auteurs issus du surréalisme, du genre de Roberto Bolaño.
J'ai toujours été surpris par la vitalité des revues littéraires anglo-saxones, quelquefois assez conservatrices en Angleterre (« Times Literary Supplement » (TLS), « Literary Review » ou « London Review of Books » (LRB). Exception faite de « Granta » et de la partie littéraire de «
The Guardian », quoique le « Financial Times » ait une page littéraire de très bon niveau. Même l'Irlande s'y met avec « The Stinging Fly ». Aux USA et Canada, les revues sont souvent une place de choix pour les auteurs nouveaux. « The Believer » ou « McSwinney's » ont depuis longtemps développé une politique d'édition qui favorise les
nouvelles tendances. Les revues suivent, telles NYRB, « Book Forum », ou «
The New Yorker ». C'est un constat que je fais que les revues françaises (« La Quinzaine » qui ne cesse de changer de nom, donc qui va mal) ou « Transfuge », qui ne va guère mieux sont parfois à la traine. Je ne parle pas de « Lire Magazine » qui fait souvent plus l'impression de publicité déguisée que de critique ou « le
Nouveau Magazine Littéraire » qui a sombré pour raisons n'ayant rien à voir avec la littérature. C'est triste. Reste « le Matricule des Anges ». Heureusement, ainsi que quelques maisons d'édition, telle les « Editions Do » de Olivier Desmettre, entre autres.