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EAN : 9782070783380
640 pages
Verticales (03/04/2008)
4.25/5   10 notes
Résumé :
En à peine plus d'un demi siècle, Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799) a eu le temps d'être : un bossu, un mathématicien, un professeur de physique, un amateur de pâté de lièvre, un adversaire de la physiognomonie, un solitaire, un théoricien de la foudre, un amateur de jupons, un ami du roi George III d'Angleterre, un asthmatique, un défenseur de la raison, un hypocondriaque, un moribond, et l'auteur de huit mille fragments écrits à t'encre et à La plume d'oie. ... >Voir plus
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« Fragments de Lichtenberg » de Pierre Senges (2008, Verticales, 634 p.). Idem, zavezkalir, comme dirait Queneau, pour ceux qui n'ont pas lu Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799). Pour présenter ce dernier, que peu de personnes actuelles ont pu fréquenter vu qu'il était ami de George III d'Angleterre, donc au moins 2 George avant le père de la reine au chapeau vert (réséda, jaune ou fuchsia, c'est selon le temps). Finalement les japonais ne sont pas idiots, eux qui font coïncider les ères avec la vie de leur empereur. On aurait comme cela une unité de règne, des George en Angleterre, des Louis en France, etc… Bon, pour en revenir à Lichtenberg, sachez aussi qu'il fût bossu, mathématicien et probabiliste. Grand amateur de pâté de lièvre (« Hasepfeffer » en Alsace, un régal, aussi bon que le lièvre à la royale, c'est d'ailleurs similaire, il faut un lièvre, du sang de lièvre, un soupçon de foie gras et un bon cuisinier). Il est également l'intronisateur du paratonnerre en Allemagne. On lui doit les arborescences électriques à la base de la xérographie moderne et de la kéraunopathologie (à ne pas confondre avec les électrochocs qui sont aussi des applications du courant au traitement des maladies). On lui doit aussi l'inestimable « Über die Pronunciation der Schupse des alten Griechenlands (Sur la prononciation des moutons de l'ancienne Grèce) ». Comme quoi la linguistique ovine permet de différencier les apports de carcasses moutonnières entre les rives de l'Elbe et les Balkans. Voir et lire à ce sujet le livre de Adam Bodor « La Vallée de la Sinistra », (2014, Cambourakis, 240 p.). Je n'ose imaginer les conséquences que cette linguistique appliquée pourrait induire sur les flux migratoires actuels.
Il faut par ailleurs reconnaître que Goethe s'y connaissait en moutons, notamment nuageux. Lire pour cela « La forme des nuages d'après Howard, suivi de Essai de théorie météorologique » du grand Johan Wolfgang Goethe traduit par Claude Maillard (1999, Editions Premières Pierres, 64 p.). Goethe écrivait donc : « Les écrits de Lichtenberg peuvent nous servir comme la plus merveilleuse lanterne magique : là où il rit, c'est qu'un problème se cache » (mais cela, c'était un demi-siècle après que Goethe ait séjourné à Strasbourg, à côté de la Cathédrale). A un poil près, il aurait pu rencontrer le fils des voisins, le poète Jean Hans Arp. En comparaison, Lichtenberg ne se cachait point lorsqu'un problème lui souriait. Toujours l'opposition entre les deux cultures, scientifique et littéraire, que dénonçait Julian Jaynes dans « La naissance de la conscience dans l'effondrement de l'esprit » (1994, Presses Universitaires de France, 528 p.).
Pour en revenir, non pas à nos moutons, mais au mathématicien-philosophe (car c'en était aussi un), il me paraît important de rappeler que « il avait donné des noms à ses deux pantoufles ». C'est en effet à ces points, qui peuvent paraître mineurs à certains, que l'on reconnait l'homme d'ordre et au parcours droit. A ce propos, je ne ferai pas de lâche et facile jeu de mot sur sa bosse, son esprit tortueux et ses écrits. Je sais que certains y voient une lecture distordue du monde (une gibbosité littéraire). Voir et lire ses références à « de l'hypocondrie comme genre littéraire » et « de l'excroissance comme exégèse ». Par contre, il me semble tout de suite mettre au point ces problèmes de tortuosité et de déformation consécutive à une chute dès l'âge de huit ans. Une proposition existe selon laquelle « un lichtenberg (1 licht) pourrait être l'indice de courbure médiane pour évaluer la gibbosité d'un homme », avec ses sous-multiples « centilcht et millilicht », et multiples « décalicht » jusqu'à « kilolicht ». C'est effectivement une proposition qui mérite d'être présentée auprès du Pavillon de Breteuil où sont conservés les étalons métriques.
Néanmoins, la tortuosité caractérise une double propriété, géométrique et cinématique. Par exemple, dans une roche perméable, un fluide ou de l'eau, doit contourner tous les grains de la roche pour couler. Ce chemin est bien plus long que celui qui joindrait en ligne droite les deux faces de la roche (à vol d'oiseau pourrait-on dire). La tortuosité est alors le rapport entre ces deux chemins. C'est aussi le rapport du temps que le flux de fluide mettrait entre ces deux extrémités en empruntant les deux chemins précédents. Dans ce cas, on oppose la tortuosité à la léprosité, temps le plus court. C'est un peu l'analogue des parallèles qui ne se rejoignent pas en géométrie classique alors qu'elles peuvent s'intersecter dans un espace non-euclidien. A vrai dire, cela dépend aussi de leur volonté propre et de leurs points de similitude selon tous les modèles d'affinité des clubs de rencontre. La démonstration se fait simplement par l'annulation de la double négation des non-parallèles et de l'espace non-euclidien. Par ailleurs, cette tortuosité, déviation par rapport à la linéarité, fait de suite penser à ce qui fait obstacle à cette dernière, donc aux noeuds, ou nodosité. Ce qui en marine s'est traduit par une unité de vitesse, ou noeud maritime. C'est la longueur d'un filin trainé par le bateau le temps qu'un jeune mousse en défasse un noeud simple ou noeud de tête. Cette unité, développée au début de la marine à vapeur, ne doit cependant pas être confondue avec celle utilisée dans la marine à voile, depuis l'antiquité. Beaucoup plus lente, on utilisait alors le noeud gordien, plus difficile à défaire. Il faut rappeler que « être Lichtenberg, c'est être bossu, mais ne pas faire de sa gibbosité une donnée de la biologie, seulement un objet mathématique – et si elle est une monstruosité, la considérer comme l'une des exceptions à la règle. »
Ces tortueuses remarques effectuées, on peut alors considérer le livre de Pierre Senges « Fragments de Lichtenberg ». Il s'ouvre par les funérailles de Goethe (comme quoi le monde est petit) « Goethe meurt, son lit conserve déjà son empreinte, et l'édredon ne le réchauffe plus ». le grand Goethe réclame « Mehr Licht », ce qui n'est que la forme écourtée du philosophique râle « Mehr Lichtenberg ». Bon sang, mais c'est bien sûr (et là on aperçoit poindre la culture post-électronique de Pierre Senges, qui a tout de suite reconnu le chandelier dans la main du colonel Moutarde, le tout dans la salle de billard). le ton est donné, malheureusement le manuscrit est refusé aux Editions du Masque, comme étant trop court. Donc « l'âme de Goethe s'enfuit par les courants d'air ».
Flashback dirait-on à Cannes, rétropédalage à l'Elysée. Quelques dizaines d'années avant, Lichtenberg offrait « son corps aux empailleurs » après qu'il eût énoncé « la liste des soixante-douze dernières paroles à prononcer sublimement sur [son] lit de mort quand [il verra sa] fin venir ». Pourquoi soixante-douze, nombre divisible par 2, 3, 4, 6, 8 et 9 ? Un nombre tel que π eût été plus adéquat au mathématicien. On passe rapidement sur sa vie, il « n'a rien d'un candélabre : on devrait parler plutôt de lampadaire ». Tout y est dit : Lichtenberg éclairant le monde de par sa gibbosité. Funérailles à nouveau et passage à la postérité des « huit mille morceaux de papier » qui vont constituer ces fragments, bientôt éparpillés. L'honorable société des Lichtenbergiens va s'efforcer de les rassembler, les recoller afin d'en extraire une exégèse complète. Nul besoin est de rappeler la synthèse qu'en édita José Corti avec ses 2100 aphorismes « le Miroir de l'âme » (1997, Corti, 624 p.) avec une introduction de Charles le Blanc. Ce qui me fait souvenir qu'il figurait dans « L'Anthologie de l'Humour Noir » d'André Breton (1966, Jean Jacques Pauvert, 96 p.). Non, c'est à une tâche hautement plus noble et difficile à laquelle vont s'atteler les Lichtenbergiens. Et Breton de citer Lichtenberg « Je me fais fort de démontrer que l'on croit parfois à quelque chose, et que pourtant on n'y croit pas. Rien n'est insondable que le système des ressorts de nos actions ».
Réunir, rassembler, ré-ordonner et classer ces 8000 fragments, ce sont les objectifs principaux que se sont donnés les membres de la Société des Archives Lichtenberg. Petite chronologie des recherches : tout commence avec le sieur Sax de son vrai nom « Hermann Göttlieb Hans Kaspar Sax, homme de lettres ». A ne pas confondre, donc, avec Adolphe, l'inventeur du saxophone. A l'origine de ces recherches, il y aura la fameuse conjoncture de Sax, oeuvre délicate, quasi porcelainière. Et le grand oeuvre sera repris par la suite par des Irlandais : Mary Mulligan et Stephen Stewart, puis par Mina Bronski, Zoltan Kiforgat, Leonid Pliachine, Christina Walser et Lucia Carla Ginocchio (entre autres, j'ai du en louper d'autres). Donc « la conjoncture de Sax suppose que huit mille fragments attribués à Georg Christof Lichtenberg sont en vérité les éléments d'une seule immense oeuvre (ou Immense Machin) appelée Grand Roman ». Ce point est vital, il était nécessaire de la rappeler, même si la conjoncture de Sax évolue plus tard en conjoncture de Stewart & Mulligan. Ces Irlandais récupèrent tout pour leur propre compte. Elle sera à l'origine de « Polichinelle », « Concile de Pampelune », « Ovide à Rome », « L'Arche de Noé », « Robinson Crusoé », « Huitième Nain de Blanche-Neige », « Roman de Malfilâtre », « As if we Were God's Spies ». Donc contemplant cette bibliothèque quasi borgesienne en plusieurs volumes, on ne peut que rester époustouflé devant l'ampleur de la tâche. Ceci dit, il convient tout de même de relativiser, car ces 8 000 fragments, répartis en une petite dizaine de volumes, ne représentent finalement qu'une centaine par volume, et sachant que ces fragments sont souvent plus courts qu'une page, on se retrouve avec seulement quelques livres de poche.
Bien entendu, il n'est pas question dans l'épais volume de Pierre Senges, de citer par ci par là quelques-uns des aphorismes de Lichtenberg. Après tout, la compilation de Charles le Blanc « le miroir de l'âme » (1997, Editions José Corti, 624 p.) est là pour cela. L'ouvrage examine 12 « Cahier », « Mélanges » et 3 « Matériaux » qui vont de 1765 à 1799. Il en est tiré un florilège de 2100 pensées, soit l'anthologie la plus importante traduite, avec une longue introduction de près de 90 pages, une bibliographie et un index thématique d'une trentaine de pages. « Eveiller la méfiance envers les oracles : tel est mon but ». C'est une belle illustration de l'esprit anticlérical et universitaire de l'« Aufklärung » qui « combat pour la science contre l'érudition ».
En plus de ces reconstructions de romans, le livre présente une étude approfondie de l'hypocondrie. « L'hypocondrie est un genre littéraire, une science subtile parfois comme la recherche de la saveur du thé dans un bol d'eau chaude ». Il est évident que pendant la lecture, on est loin de l'eau tiède. Et en plus, force de notes et quelques aphorismes viennent renforcer les assertions démontrant que le livre n'est pas qu'un fait de mode ou une posture éditorialiste. « Je préfèrerai toujours l'homme qui écrit comme la mode pourrait être, à celui qui écrit comme elle est. ». Savant, on l'a vu précédemment dans ses théories reconnues sur la foudre, mais aussi en tant qu'expérimentaliste avéré, il est « plongé pendant des heures dans la contemplation de ses orteils pour en déduire une théorie de la croissance de l'ongle ».
En bref, un livre indispensable pour ceux qui aiment classer, déclasser, reclasser. Pour les autres, indispensable aussi pour juger de la nature humaine et de l'influence des orages dans leur affinité avec les paratonnerres.
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Prenons l'intégralité des « fragments de Lichtenberg », disséminons les en désordre face retournée sur une table en verre, aménageons une couchette par dessous, puis le corps allongé, l'oeil attiré droit à la verticale, la tête dans les étoiles, c'est à dire fondue dans les fameux fragments, puis par dessous tracer des lignes au marqueur noir, reliant les fragments, coupant des trajectoires, griffonnant des notes et des syntagmes complémentaires, se servir du stylo-marqueur comme d'un télescope, raccorder les différentes fractions du monde, les détourner autant qu'il faut pour en construire des images et des figures, observer ces figures. Admettons. C'est un peu ce que nous fait Pierre Senges, entre les pages 11 (Funéraille) et 577 (Lichtenberg : le feu) de son propre Lichtenberg à lui, détourné-approprié.




En à peine plus d'un demi siècle, Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799) a eu le temps d'être : un bossu – un mathématicien – un professeur de physique – un amateur de pâté de lièvre – un adversaire de la physiognomonie – un solitaire – un théoricien de la foudre – un amateur de jupons – un ami du roi George III d'Angleterre – un asthmatique – un défenseur de la raison – un hypocondriaque – un moribond – et l'auteur de huit mille fragments écrits à l'encre et à la plume d'oie. (Quatrième de couverture)
Georg Christoph Lichtenberg et ses fragments servent de base pour la composition de ce livre imposant. Ce n'est pas une biographie, ce n'est pas un roman (ou si c'en est un, c'est un roman puzzle, de ceux qui plairaient à Rodrigo Fresán), c'est tout sauf un recueil. Une mappemonde, plutôt. Voilà : une mappemonde.

Il n'y a pas de chronologie dans ce livre. Il y a l'écoulement du temps tel qu'on le connaît (les dates de vie et de mort, l'empilement des siècles, les grands noms comme des virgules, les grandes dates en majuscule), la frise chronologique habituelle, celle des encyclopédies, et par dessus circule le curseur de la narration, un coup à droite, un coup à gauche, qui remonte le temps de quelques époques pour revenir se précipiter un coup vers l'avant, et ainsi de suite. La frise tordue comme la toise de Lichtenberg comme la colonne de Lichtenberg et sa fameuse gibbosité (qui tient place importante entre ces pages). Pas de chronologie mais des chapitres courts (rarement plus de dix pages de suite), déstructurés, organisés à la manière de ceux qui mélangent et pour qui le désordre est roi, chapitres où l'on découvre petit à petit, fraction par fraction, fragment après fragment, la vie et l'oeuvre de Georg Christoph, sa grandeur et décadence (et le sens de sa bosse, aussi).


Comme point de départ du mythe (et du livre également), de grandes questions fondamentales qui font que ces huit milles fragments (ou aphorismes) mériteraient qu'on y ponde un pavé (et bien plus) : comment les a-t-on composé (et par conséquent : qui) ? comment les assembler (et pourquoi) ? pire encore comment les dissocier (et donc dans quel but) ? voire même vers quoi les disperser (et surtout où) ? Autrement formulé, trois étapes (je reprends l'assemblage du Fric-Frac Club qui me paraît taper dans le juste et résume bien la situation) : la composition d'un livre-monde (puis) la division du livre unique en milliers de fragments (et enfin) la question de savoir comment recoller les morceaux, si c'est possible, dans quel sens, dans quel ordre, et pour quel but.

Voilà pour le point de départ. Sachant bien que les fameux fragments originels servent à la base de toutes les constructions proposées par Pierre Senges, sachant bien que les nombreuses notes de l'auteur doublent la surface visible de la page, sachant bien que le récit terminal n'a pas de forme pré-construite, il se développe indépendamment du sens du texte, comme une tumeur, ou comme la fameuse bosse, qui pointe vers le haut.

Ils sont apparemment fragiles : mais les espions s'endurcissent en prenant de l'âge, le célibat est une aubaine quand ils sont jeunes et se prennent pour Lancelot ; en poussant leurs investigations, ils pénètrent les chambres, puis en creusant davantage prétendent inventer le boudoir. le célibat est une donnée de leur nature (c'est ce qu'ils prétendent), et une conséquence de la vie d'hôtel, de diligence, de relais poste ; passé un certain temps, il devient un devoir : l'espion prononce les mots conscience professionnelle en se mordant le poing ou en crachant par terre – la rose des putains s'effeuille, les livres de Crébillon perdent de leur saveur, l'agent secret maudit les sofas : on s'y endort bien à l'étroit. Passé la cinquantaine, l'espion répugne à se tenir à l'affût caché au fond d'un vase de Chine, il n'en finit pas de chercher ailleurs (en Chine, pendant qu'il y est) la justification de son célibat, alors qu'il aurait pu épouser la reine de Saba : il a l'air de le regretter, pour la première fois de sa vie, et se demande même, toujours caché dans son vase, s'il n'aurait pas préféré mener une vie d'espionné : être enfin tranquille, et avoir un ange gardien.

Pierre Senges, Fragments de Licthenberg, Verticales, P.526.
D'abord il y a la langue de Georg Christoph (passées deux semaines dans ses papiers et dans sa bosse, on peut bien s'appeler par nos prénoms), claire, concise, aérienne. Et puis il y a celle de Pierre Senges, claire, tentaculaire (les phrases commencent et ne s'achèvent jamais, mais le sens est là), résolument souterraine. le texte original des fragments pigmente le texte intermédiaire de Senges, les deux sont toujours associés au présent, acollés ensemble, doublés parallèles, l'un dans la marge de l'autre et inversement. C'est le grand écart qui unit ces deux plumes singulières et qui pourtant se complètent l'une l'autre avec facilité (c'est là le grand talent de Pierre Senges, Lichtenberg n'y étant vraisemblablement pour rien), sans jamais laisser l'humour de côté, sans jamais renoncer à la légèreté de l'ensemble, aux figures aériennes.

Grand écart également concernant le coeur du coeur du texte (les deux, l'unique) puisqu'à l'instar des sciences, l'infiniment petit (le fragment, l'aphorisme) rejoint toujours (ou déploie, ou provoque) le récit universel, la pompe cardiovasculaire de la littérature (l'infiniment partout). Outre l'encyclopédie totalisante de Senges, nous retrouvons dans ces pages les grands récits fondateurs de la littérature (dans le désordre et sans exhaustivité aucune) : la Bible (l'arche de Noé notamment), Don Quichotte, Ovide, Blanche Neige (et son huitième nain), Robinson Crusoé (rebaptisé le fluet), la commedia dell'arte (le récit de Polichinelle, en cavale après les meurtres de ses compagnons, aspirant à une autre dimension que la farce, voir extrait ci-dessous), Goethe, les Mille et une nuit, et même une version brusquée du Décaméron composée d'espions en fin de carrière (voir extrait ci-dessus) auxquels nous pouvons également rajouter quelques récits fictifs (le Roman de Malfilâtre) dispersés par moments pour assaisonner l'ensemble. L'infiniment petit sollicite (embrasse, compose) l'infiniment grand (et inversement) ; on touche là du doigt la question (brûlante) de l'universalité de la littérature (ce qu'elle est et ce qu'elle peut).

En insinuant la lame de son couteau entre la troisième et la quatrième côte de Pulcinella, Polichinelle fait entrer la mort véritable dans la commedia : véritable râle, véritable pneumothorax : le cadavre ne se relève pas, la mort n'est plus une convention de tréteaux mais une réalité constatée à présent par le médecin légiste (le revoilà) : l'autopsie n'a pas d'humour, elle met un terme aux farces ; pour être passée en salle de dissection, Pulcinella, cadavre de Pulcinella, n'appartient plus à la petite famille de la comédie à l'italienne, mais au genre humain par chacune de ses parties. Et puis, le Polichinelle de Lichtenberg est malin, il sait qu'en assassinant Pulcinella (son partenaire de comédie, ou bien lui-même, sous un autre nom, plus folklorique) il met au point de jolies scènes : il réinterprète le thème déjà bien vieux du double, un bon début pour qui veut se trouver un siège entre le docteur Faust et Don Juan (sans compter qu'il fait disparaître un rival et fait taire ses bêlements en dialecte milanais).
Un meurtre suffit, sans doute, point trop n'en faut : un mort suivi de cinquante ans de cavale, et d'un roman épais, six ou sept pouces. Mais nos appétits vont grandissant, appétits de lecteur de roman policier, et Lichtenberg est gourmand en plus d'être encyclopédique, et les exégètes à la suite de Stewart & Mulligan se demandent si Polichinelle, une fois Pulcinella sur le carreau, ne doit pas rendre visite à d'autres confrères, ses homologues (des avatars), selon le nom que les régions leur donnent : Cucurucu (mort par strangulation), Sitonno (noyade), Meo Patacco à Rome (poison), Sirrichino (une rue étroite, l'accident bête) : entre les sketches de la commedia et le mythe faustien, il faudrait alors en passer par le meurtre en série, transposé dans l'Italie du, mettons, XVIIIe siècle.


Ibid., P.132-133.
« Lichtenberg est gourmand en plus d'être encyclopédique », cette phrase pourrait aussi valoir pour Pierre Senges, une fois ces quasi six-cent pages refermées. L'auteur est sous la table de verre, s'amuse avec ces milliers de fragments d'un autre qu'il rend sien en écrivant entre les bouts, en comblant les vides, en traçant des galaxies au coeur des amoncellements. L'auteur repliera ensuite sa table de verre, la roulera en boule d'infimes particules (fractions, fragments), de verre toujours, qui se reflèteront les unes les autres. On y regardera à l'intérieur et le corps bossu et déformé de Georg Christoph s'affichera. Lui-même ou bien une photographie ou bien un portrait ou un petit film muet ou en couleurs ou bien un croquis ou un dessin ou une esquisse ou une peinture murale ou bien brodé sur un tapis ou alors sculpté dans l'argile ou la glaise ou le bois (jamais le marbre). Ce sera lui et puis en fait pas vraiment. Ce sera une vision diffractée sur une image de lui démultipliée. Ce sera un kaléidoscope, ce sera un livre, ce sera un observatoire. Juste placer son oeil sur le devant et commencer à lire (et ne pas se fier à cette chronique, on a peine égratigné l'ongle sur la surface, ici).
Lien : http://www.fuirestunepulsion..
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Avec Rainer J. Hanshe, Mary Shaw, Kari Hukkila, Carole Viers-Andronico, Pierre Senges, Martin Rueff & Claude Mouchard
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Sera en particulier abordée – par lectures et interrogations – l'oeuvre extraordinaire (et multilingue) de l'italien (poète, artiste visuel, critique, traducteur, « bibliste ») Emilio Villa (1914 – 2003).
À lire – La revue Hyperion : on the Future of Aesthetics, Contra Mundum Press. La revue Po&sie, éditions Belin.
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