« Fragments de
Lichtenberg » de
Pierre Senges (2008, Verticales, 634 p.). Idem, zavezkalir, comme dirait
Queneau, pour ceux qui n'ont pas lu
Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799). Pour présenter ce dernier, que peu de personnes actuelles ont pu fréquenter vu qu'il était ami de George III d'Angleterre, donc au moins 2 George avant le père de la reine au chapeau vert (réséda, jaune ou fuchsia, c'est selon le temps). Finalement les japonais ne sont pas idiots, eux qui font coïncider les ères avec la vie de leur empereur. On aurait comme cela une unité de règne, des George en Angleterre, des Louis en France, etc… Bon, pour en revenir à
Lichtenberg, sachez aussi qu'il fût bossu, mathématicien et probabiliste. Grand amateur de pâté de lièvre (« Hasepfeffer » en Alsace, un régal, aussi bon que le lièvre à la royale, c'est d'ailleurs similaire, il faut un lièvre, du sang de lièvre, un soupçon de foie gras et un bon cuisinier). Il est également l'intronisateur du paratonnerre en Allemagne. On lui doit les arborescences électriques à la base de la xérographie moderne et de la kéraunopathologie (à ne pas confondre avec les électrochocs qui sont aussi des applications du courant au traitement des maladies). On lui doit aussi l'inestimable « Über die Pronunciation der Schupse des alten Griechenlands (Sur la prononciation des moutons de l'ancienne Grèce) ». Comme quoi la linguistique ovine permet de différencier les apports de carcasses moutonnières entre les rives de l'Elbe et les Balkans. Voir et lire à ce sujet le livre de
Adam Bodor «
La Vallée de la Sinistra », (2014, Cambourakis, 240 p.). Je n'ose imaginer les conséquences que cette linguistique appliquée pourrait induire sur les flux migratoires actuels.
Il faut par ailleurs reconnaître que
Goethe s'y connaissait en moutons, notamment nuageux. Lire pour cela « La forme des nuages d'après Howard, suivi de Essai de théorie météorologique » du grand Johan
Wolfgang Goethe traduit par
Claude Maillard (1999, Editions Premières Pierres, 64 p.).
Goethe écrivait donc : « Les écrits de
Lichtenberg peuvent nous servir comme la plus merveilleuse lanterne magique : là où il rit, c'est qu'un problème se cache » (mais cela, c'était un demi-siècle après que
Goethe ait séjourné à Strasbourg, à côté de la Cathédrale). A un poil près, il aurait pu rencontrer le fils des voisins, le poète Jean Hans Arp. En comparaison,
Lichtenberg ne se cachait point lorsqu'un problème lui souriait. Toujours l'opposition entre les deux cultures, scientifique et littéraire, que dénonçait
Julian Jaynes dans «
La naissance de la conscience dans l'effondrement de l'esprit » (1994,
Presses Universitaires de France, 528 p.).
Pour en revenir, non pas à nos moutons, mais au mathématicien-philosophe (car c'en était aussi un), il me paraît important de rappeler que « il avait donné des noms à ses deux pantoufles ». C'est en effet à ces points, qui peuvent paraître mineurs à certains, que l'on reconnait l'homme d'ordre et au parcours droit. A ce propos, je ne ferai pas de lâche et facile jeu de mot sur sa bosse, son esprit tortueux et ses écrits. Je sais que certains y voient une lecture distordue du monde (une gibbosité littéraire). Voir et lire ses références à « de l'hypocondrie comme genre littéraire » et « de l'excroissance comme exégèse ». Par contre, il me semble tout de suite mettre au point ces problèmes de tortuosité et de déformation consécutive à une chute dès l'âge de huit ans. Une proposition existe selon laquelle « un
lichtenberg (1 licht) pourrait être l'indice de courbure médiane pour évaluer la gibbosité d'un homme », avec ses sous-multiples « centilcht et millilicht », et multiples « décalicht » jusqu'à « kilolicht ». C'est effectivement une proposition qui mérite d'être présentée auprès du Pavillon de Breteuil où sont conservés les étalons métriques.
Néanmoins, la tortuosité caractérise une double propriété, géométrique et cinématique. Par exemple, dans une roche perméable, un fluide ou de l'eau, doit contourner tous les grains de la roche pour couler. Ce chemin est bien plus long que celui qui joindrait en ligne droite les deux faces de la roche (à vol d'oiseau pourrait-on dire). La tortuosité est alors le rapport entre ces deux chemins. C'est aussi le rapport du temps que le flux de fluide mettrait entre ces deux extrémités en empruntant les deux chemins précédents. Dans ce cas, on oppose la tortuosité à la léprosité, temps le plus court. C'est un peu l'analogue des parallèles qui ne se rejoignent pas en géométrie classique alors qu'elles peuvent s'intersecter dans un espace non-euclidien. A vrai dire, cela dépend aussi de leur volonté propre et de leurs points de similitude selon tous les modèles d'affinité des clubs de rencontre. La démonstration se fait simplement par l'annulation de la double négation des non-parallèles et de l'espace non-euclidien. Par ailleurs, cette tortuosité, déviation par rapport à la linéarité, fait de suite penser à ce qui fait obstacle à cette dernière, donc aux noeuds, ou nodosité. Ce qui en marine s'est traduit par une unité de vitesse, ou noeud maritime. C'est la longueur d'un filin trainé par le bateau le temps qu'un jeune mousse en défasse un noeud simple ou noeud de tête. Cette unité, développée au début de la marine à vapeur, ne doit cependant pas être confondue avec celle utilisée dans la marine à voile, depuis l'antiquité. Beaucoup plus lente, on utilisait alors le noeud gordien, plus difficile à défaire. Il faut rappeler que « être
Lichtenberg, c'est être bossu, mais ne pas faire de sa gibbosité une donnée de la biologie, seulement un objet mathématique – et si elle est une monstruosité, la considérer comme l'une des exceptions à la règle. »
Ces tortueuses remarques effectuées, on peut alors considérer le livre de
Pierre Senges « Fragments de
Lichtenberg ». Il s'ouvre par les funérailles de
Goethe (comme quoi le monde est petit) «
Goethe meurt, son lit conserve déjà son empreinte, et l'édredon ne le réchauffe plus ». le grand
Goethe réclame « Mehr Licht », ce qui n'est que la forme écourtée du philosophique râle « Mehr
Lichtenberg ». Bon sang, mais c'est bien sûr (et là on aperçoit poindre la culture post-électronique de
Pierre Senges, qui a tout de suite reconnu le chandelier dans la main du colonel Moutarde, le tout dans la salle de billard). le ton est donné, malheureusement le manuscrit est refusé aux
Editions du Masque, comme étant trop court. Donc « l'âme de
Goethe s'enfuit par les courants d'air ».
Flashback dirait-on à Cannes, rétropédalage à l'Elysée. Quelques dizaines d'années avant,
Lichtenberg offrait « son corps aux empailleurs » après qu'il eût énoncé « la liste des soixante-douze dernières paroles à prononcer sublimement sur [son] lit de mort quand [il verra sa] fin venir ». Pourquoi soixante-douze, nombre divisible par 2, 3, 4, 6, 8 et 9 ? Un nombre tel que π eût été plus adéquat au mathématicien. On passe rapidement sur sa vie, il « n'a rien d'un candélabre : on devrait parler plutôt de lampadaire ». Tout y est dit :
Lichtenberg éclairant le monde de par sa gibbosité. Funérailles à nouveau et passage à la postérité des « huit mille morceaux de papier » qui vont constituer ces fragments, bientôt éparpillés. L'honorable société des
Lichtenbergiens va s'efforcer de les rassembler, les recoller afin d'en extraire une exégèse complète. Nul besoin est de rappeler la synthèse qu'en édita
José Corti avec ses 2100
aphorismes «
le Miroir de l'âme » (1997, Corti, 624 p.) avec une introduction de Charles le Blanc. Ce qui me fait souvenir qu'il figurait dans « L'
Anthologie de l'Humour Noir » d'
André Breton (1966,
Jean Jacques Pauvert, 96 p.). Non, c'est à une tâche hautement plus noble et difficile à laquelle vont s'atteler les
Lichtenbergiens. Et Breton de citer
Lichtenberg « Je me fais fort de démontrer que l'on croit parfois à quelque chose, et que pourtant on n'y croit pas. Rien n'est insondable que le système des ressorts de nos actions ».
Réunir, rassembler, ré-ordonner et classer ces 8000 fragments, ce sont les objectifs principaux que se sont donnés les membres de la Société des Archives
Lichtenberg. Petite chronologie des recherches : tout commence avec le sieur Sax de son vrai nom « Hermann Göttlieb Hans Kaspar Sax, homme de lettres ». A ne pas confondre, donc, avec Adolphe, l'inventeur du saxophone. A l'origine de ces recherches, il y aura la fameuse conjoncture de Sax, oeuvre délicate, quasi porcelainière. Et le grand oeuvre sera repris par la suite par des Irlandais : Mary Mulligan et Stephen Stewart, puis par Mina Bronski, Zoltan Kiforgat, Leonid Pliachine, Christina Walser et Lucia Carla Ginocchio (entre autres, j'ai du en louper d'autres). Donc « la conjoncture de Sax suppose que huit mille fragments attribués à Georg Christof
Lichtenberg sont en vérité les éléments d'une seule immense oeuvre (ou Immense Machin) appelée Grand Roman ». Ce point est vital, il était nécessaire de la rappeler, même si la conjoncture de Sax évolue plus tard en conjoncture de Stewart & Mulligan. Ces Irlandais récupèrent tout pour leur propre compte. Elle sera à l'origine de « Polichinelle », « Concile de Pampelune », «
Ovide à Rome », « L'Arche de
Noé », « Robinson Crusoé », « Huitième Nain de Blanche-Neige », « Roman de Malfilâtre », « As if we Were God's Spies ». Donc contemplant cette bibliothèque quasi borgesienne en plusieurs volumes, on ne peut que rester époustouflé devant l'ampleur de la tâche. Ceci dit, il convient tout de même de relativiser, car ces 8 000 fragments, répartis en une petite dizaine de volumes, ne représentent finalement qu'une centaine par volume, et sachant que ces fragments sont souvent plus courts qu'une page, on se retrouve avec seulement quelques livres de poche.
Bien entendu, il n'est pas question dans l'épais volume de
Pierre Senges, de citer par ci par là quelques-uns des
aphorismes de
Lichtenberg. Après tout, la compilation de Charles le Blanc «
le miroir de l'âme » (1997, Editions
José Corti, 624 p.) est là pour cela. L'ouvrage examine 12 « Cahier », « Mélanges » et 3 « Matériaux » qui vont de 1765 à 1799. Il en est tiré un florilège de 2100
pensées, soit l'anthologie la plus importante traduite, avec une longue introduction de près de 90 pages, une bibliographie et un index thématique d'une trentaine de pages. « Eveiller la méfiance envers les oracles : tel est mon but ». C'est une belle illustration de l'esprit anticlérical et universitaire de l'« Aufklärung » qui « combat pour la science contre l'érudition ».
En plus de ces reconstructions de
romans, le livre présente une étude approfondie de l'hypocondrie. « L'hypocondrie est un genre littéraire, une science subtile parfois comme la recherche de la saveur du thé dans un bol d'eau chaude ». Il est évident que pendant la lecture, on est loin de l'eau tiède. Et en plus, force de notes et quelques
aphorismes viennent renforcer les assertions démontrant que le livre n'est pas qu'un fait de mode ou une posture éditorialiste. « Je préfèrerai toujours l'homme qui écrit comme la mode pourrait être, à celui qui écrit comme elle est. ». Savant, on l'a vu précédemment dans ses théories reconnues sur la foudre, mais aussi en tant qu'expérimentaliste avéré, il est « plongé pendant des heures dans la contemplation de ses orteils pour en déduire une théorie de la croissance de l'ongle ».
En bref, un livre indispensable pour ceux qui aiment classer, déclasser, reclasser. Pour les autres, indispensable aussi pour juger de la nature humaine et de l'influence des orages dans leur affinité avec les paratonnerres.