Oeuvre fascinante mais intrigante de
Giono, par son fond, qui tient de la chronique psychologique et sociale, et par sa forme, un dialogue qui agit comme un prétexte à une structure finalement romanesque. le double discours, aboutissement d'une histoire racontée par deux protagonistes qui n'ont pas la même version des faits, est aussi au coeur de cette oeuvre, lui donnant son efficacité et lui conférant son atmosphère singulière et déconcertante.
On est dans la Drôme, fin de années 1940. L'histoire démarre sur un dialogue entre femmes venues veiller un mort. Outre leurs interrogations sur la conduite à tenir la plus adaptée à la situation (quelle intensité de lumière ? peut-on ouvrir une bouteille de la cave du mort ? manger sa saucisse ? ou faut-il respecter un recueillement convenu ?), elles partent sur des appréciations insidieuses, sournoises, parfois perfides, à propos de proches ou de simples connaissances. Entre poivrots, violents, imbéciles, avaricieux, combinards, débauchés, tout un chacun y passe, dans des séquences décousues et marquées par la médiocrité humaine, les turpitudes de l'âme, la noirceur des consciences. Cette noirceur se dilue cependant dans une ambiance de veillée funèbre d'apparence presque débonnaire.
Giono nous offre là une peinture satirique de la société rurale, et l'on retrouvera cette acuité critique tout au long de l'ouvrage vis-à-vis du conformisme villageois, du souci du qu'en dira-t-on, des ragots et médisances, de la respectabilité apparente des familles. Il montrera toutefois, avec la description du village nègre où se construit une voie ferrée, comment ce symbole de la civilisation industrielle naissante fait éclater ces contrées rurales en colportant rapports humains vénaux, travailleurs exploités, prostitution…
Thérèse, la doyenne, nonagénaire, finit par émerger du lot et c'est son parcours qui est raconté successivement par elle-même et une parente plus jeune qui la connait et qui la contredit plus d'une fois. La version de Thérèse semble édulcorée, sa fuite avec Firmin du château de Percy où elle fut placée par ses parents comme lingère, leur course vers Lus puis Châtillon, à pied puis en voiture, l'embauche de Firmin chez un maréchal-ferrant, de Thérèse comme serveuse à l'auberge de Châtillon. La parente lui rappelle que les fuyards eurent quelques jours de misère à Lus, séjour dans un hôtel borgne, vie de “trimard“ au sens de clochardisation, débauches diverses, petits délits…
Thérèse ne contredit pas, et ne le fera pas chaque fois que sa parente la remettra sur les rails de la réalité. L'alternance de ces deux versions peut troubler le lecteur, lui donner l'impression que le récit n'est pas construit ou baigne dans des contradictions. D'autant que les deux protagonistes semblent parfois sortir de leurs rôles de conteuses, et qu'à leurs voix se substitue parfois sans le dire celle de l'auteur,
Giono lui-même, seul capable d'analyser les actions à distance et l'envers des situations, ou de décrire le contexte social.
Et puis apparaissent dans le récit Monsieur et Madame Numance. Cette dernière fait jaser le village avec sa dette de vingt mille francs, mais aussi avec son allure fière, hautaine d'aristocrate, qui joue avec son mari, à donner tout ce qu'ils possèdent dans un esprit de sainteté étrange, presqu'irréel, et qui agit de façon symbolique, car « donner » n'est pas pour eux une faiblesse, c'est une arme, une manière de mettre en place un pouvoir ou, mieux, une souveraineté. Qu'ils assoient d'avantage encore quand ils décident d'adopter Thérèse. Sans enfant, sans sexualité, Madame Numance est séduite par Thérèse et improvise une relation mère-fille qui s'avère être une belle complicité, voire une attache fusionnelle. Les Numance font don au jeune couple d'un pavillon et d'un terrain autour.
Firmin, extérieur à cette passion, songe avec cupidité à tirer profit de leur nouvelle situation, il spécule sur les coupes de bois, espère jouer un grand coup, perd et se retrouve ruiné et à la merci d'un usurier, Réveillard. Quand ce dernier vient réclamer son dû, cinquante mille francs, que Firmin voulait soutirer aux Numance - qui avaient éventé la manoeuvre - Monsieur Numance meurt d'une crise cardiaque et Madame Numance disparaît mystérieusement.
C'est alors que Thérèse, prenant la parole, se révèle dans toute son épaisseur. Cette “âme forte“ qu'on attendait pas dans ce rôle, veut être un cerveau, animée par des passions tout en faisant abstraction de ses sentiments, avec la volonté de mettre e
n oeuvre ses plans, de se servir de Firmin en conditionnant ses accouplements, de régner (en douce) dans l'auberge, de séduire Madame Numance en excitant sa pitié et sa mauvaise conscience, et d'obtenir d'elle tout ce qu'elle veut. Thérèse apparaît amorale, habitée par une volonté de puissance, pas loin d'être démoniaque quand celle-ci devient une volonté de nuisance.
Sa douleur est d'une grande intensité quand sa “mère“ disparaît, elle défigure Firmin qui veut faire taire ses hurlements et la frappe. Elle se défendra de même quand il la battra par la suite, allant jusqu'à l'immobiliser deux mois. Elle n'a pas fini de s'en prendre à lui, mêlant douceur apparente et domination, cruauté, infidélité, rêvant d'en finir avec lui, et réalisant son rêve assassin.
Roman puissant, critique acerbe de la vie villageoise, analyse qui pénètre les âmes avec beaucoup d'acuité : jalousies, rancoeurs, bassesses, machiavélisme, chafouinerie, mais aussi amour, passion dévoreuse, spiritualité profonde, enfin lien de fascination, manipulation, détermination froide. le personnage de Thérèse n'est pas toujours cohérent, son parcours soulève des interrogations, sa personnalité subjugue, mais reste bien mystérieuse.
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